VI
Le tour des choses pris au cours de ces dernières années fait que L'Assemblée nationale s'est trouvée de toute part réduite dans ses compétences, ses autorités, et ses fonctions. Je crois que cela n'est pas étranger aux cris, enfin à la protestation sinon aux cris de révolte, souvent entendus dans votre bouche, Monsieur le Président de L'Assemblée nationale: que devient le Parlement?
Je ne peux pas vous apporter la réponse, ce n'est pas le lieu, ce n'est pas le moment. Mais pour l'avoir vécu et pour y avoir réfléchi, je pense que le role du Parlement doit etre repensé. Après tout, le Parlement a été créé, en Angleterre, pour ne pas remonter jusqu'à la Grèce, pour essentiellement permettre la volonté populaire de controler le pouvoir, lequel pouvoir était un pouvoir absolu. Ce pouvoir absolu avait besoin de recourir à l'impot. Il fallait donc avoir un minimum de consentement populaire pour avoir de l'argent. Mais là était la faille! Désireux d'obtenir les moyens de vivre, ce pouvoir vivait d'ailleurs toujours au-dessus de ses moyens, et il lui a fallu passer par certaines conditions qui lui ont été imposées par le Parlement, lequel s'est arrogé le pouvoir qui lui revenait de droit de tout controler et d'exercer ainsi une sorte de majesté, une sorte de souveraineté. La distinction entre l'exécutif et le législatif est souvent apparue téméraire. Sous la IVe République, le législatif et l'exécutif se confondaient. J'ai moi-meme participé à bien des débats à la suite de quoi sont tombés des gouvernements. Un gouvernement ne pouvait pas se maintenir contre la volonté de l'Assemblée. Le Président de la République devait se contenter de marquer les points, de constater le fait, et une fois un gouvernement tombé, d'essayer de trouver un successeur. Mais il n'exerçait aucun role actif dans tout cela.
Donc, l'Assemblée nationale, sous la IVe, pouvait tout faire. Elle était souveraine. Sous la Ve République, par réaction naturelle contre les excès parlementaires, les chutes successives des gouvernements, l'incapacité, l'impuissance de l'Etat, les hommes responsables de l'époque, en 1958, ont voulu un régime plus ferme, plus fort. Et d'un régime démocratique, qui tendait à l'anarchie, nous sommes passés à un régime démocratique qui penchait vers la monarchie.
VII
D'ailleurs, j'étais très surpris moi-meme, ayant cru qu'on avait atteint, dans ce domaine tous les sommets possibles dans les années qui ont suivi 1958, d'avoir été accusé, ici et là, de dérive monarchique. Je me demande comment j'aurais pu dériver, et de quelle façon? La dérive monarchique, tout y était déjà! Qn aurait pu dire dérive démocratique peut-etre, mais dérive monarchique, non ! Tous les pouvoirs étaient concentrés dans les memes mains, mais cela dépend aussi des tempéraments des hommes. Aucun de ceux qui ont présidé la France depuis 1958 n'avait le tempérament voulu pour vouloir exercer durablement tous les pouvoirs. Et c'est ainsi que les Présidents de la République ont successivement géré leur Etat en veillant à ce que les droits concurrents des autres pouvoirs fussent autant que possible respectés bien que tout cela dépende de l'usage et non pas de la loi. Et c'est pourquoi nous avons été nombreux à souhaiter des révisions de la Constitution. Vous l'avez fait, Monsieur le Président. Je l'ai fait, moi aussi, dans le cadre de mes fonctions. Vous n'avez pas encore réussi, et moi non plus! De telle sorte qu'en dehors des réformettes auxquelles j'ai pu procéder, faute de pouvoir agir autrement, c'est-à-dire faute de disposer d'une majorité qualifiée au Sénat, je n'ai pu réformer la Constitution comme je l'aurais souhaité.
Et vous-meme, Monsieur le Président, vous avez fait un projet assez complet. Je crois que beaucoup de nos idées se sont rencontrées, mais vous vous etes heurté au meme obstacle, pas exactement de la meme façon, vous avez rencontré un obstacle qui vous a empeché d'aller plus loin que vous ne le souhaitiez à l'époque.
VIII
Il faudra donc réformer la Constitution. Mais cependant, je suis très méfiant à l'égard de cet exercice. Je me demande, un bon juriste législatif ici me contredira, si on n'en est pas à dix-neuf, vingt ou vingt et une constitutions depuis le début du XIXe siècle? C'est autour de ces chiffres-là. C'est dire que ce n'est pas très serieux, mais en France, on veut tout écrire, nous sommes dans un pays de droit romain. Les Anglo-Saxons qui se trouvent ici, doivent trouver pittoresque cette façon de faire! Ils préfèrent ne rien écrire puisqu'il savent qu'ils ne le tiendront pas! Nous, nous écrivons quand meme, mais nous ne le tenons pas davantage!
Alors faut-il une nouvelle Constitution? J'ai été hésitant. Je ne l'ai pas fait, d'ailleurs je ne pouvais pas le faire. Je n'avais pas la majorité qualifiée constitutionnelle pour cela. Je l'avais bien à l'Assemblée nationale mais je ne l'avais pas au Sénat et l'addition ne me suffisait pas. Donc, je me suis contenté de faire des projets, dont certains ont été adoptés, mais dont l'essentiel est resté dans les cartons. Il vous sera très utile, Monsieur le Président de l'Assemblée nationale, Monsieur le Président du Sénat, de recueillir une part de mon héritage, croyez-le! Dans les mois ou les années qui viendront, un certain nombre de projets, qui ont été faits après avoir consulté les légistes confirmés, nécessiteront certainement un nettoyage de nos institutions.
IX
II n'est pas normal que le Parlement en soit réduit à l'état où il se trouve. Dans la lettre, le Parlement a beaucoup de pouvoirs, il peut tout controler mais, je crois qu'il n'use pas assez de cette compétence-là. Il peut tout controler, et si on l'empèche de controler, il doit l'exiger, il doit se faire entendre, il doit refuser sa confiance au Gouvernement. Il ne s'agit pas d'une politique donnée, déterminée, particulière par rapport à d'autres, il s'agit de la survie de notre République. Je vous ai parlé tout à l'heure de la création d'institutions internationales, de la loi de décentralisation que j'ai voulue en 1981 et en 1982. Il s'agit aussi d'éventuels élargissements de cette décentralisation, car la tentation est grande! J'ai remarqué qu'elle était plus grande chez ceux qui n'avaient pas voté les lois que j'avais proposées, que chez ceux qui les avaient acceptées — il y a une sorte de boulimie! Ce n'est pas pour se faire pardonner! c'est parce qu'on a gouté au gateau, et on a envie d'en manger un peu plus! Alors, tout cela fait que l'Assemblée se trouve bornée dans ses procédures, dans ses façons de faire. L'Assemblée accepte, à mes yeux, trop aisément le sort qui lui est réservé. Mais si elle avait désiré davantage de compétences ou plutot de pouvoir exercer les compétences qu'elle a, elle n'aurait pas rencontré en moi la moindre difficulté. Comme elle ne l'a pas fait, c'est qu'elle en a trouvé ailleurs! Je ne sais pas où! Il vous faudra, dans les années prochaines, savoir comment exercer votre role, et votre role est de tout controler. Rien ne doit vous échapper. Par rapport au régime présidentiel des Etats-Unis d'Amérique - ce n'est pas que je vante ce système qui serait peu applicable en France — mais, par rapport à ce système vos Assemblées disposent de bien peu de pouvoirs. Jusqu'aux ambassadeurs, il faut que vous souscriviez à leur nomination. Je vous plains d'ailleurs, parce que moi je ne m'y reconnais jamais parmi les notres, mais il faudrait passer par là pour exercer votre controle, en tout cas sur un certain nombre de postes de la haute fonction publique. Et combien de textes, qui sont législatifs à leur point de départ, et relèvent des décrets du Gouvernement que le Parlement devrait récupérer?