Elle commença par laisser à la Zabelle son chéret de laine, en lui faisant donner promesse de le couper dès le même soir pour en faire un habillement au champi, et de n’en pas montrer les morceaux avant qu’il fût cousu. Elle vit bien que la Zabelle s’y engageait à contre-cœur et qu’elle trouvait le chéret bien bon et bien utile pour elle-même. Elle fut obligée de lui dire qu’elle l’abandonnerait si, dans trois jours, elle ne voyait pas le champi chaudement vêtu.
– Croyez-vous donc, ajouta-t-elle, que ma belle-mère qui a l’œil à tout, ne reconnaîtrait pas mon chéret sur vos épaules? Vous voudriez donc me faire avoir des ennuis? Comptez que je vous assisterai autrement encore si vous êtes un peu secrète dans ces choses-là. Et puis, écoutez: votre champi a la fièvre et, si vous ne le soignez pas bien, il mourra.
– Croyez-vous? dit la Zabelle; ça serait une peine pour moi, car cet enfant-là, voyez-vous, est d’un cœur comme on n’en trouve guère; ça ne se plaint jamais et c’est aussi soumis qu’un enfant de famille; c’est tout le contraire des autres champis, qui sont terribles et tabâtres, et qui ont toujours l’esprit tourné à la malice.
– Parce qu’on les rebute et parce qu’on les maltraite. Si celui-là est bon, c’est que vous êtes bonne pour lui, soyez-en assurée.
– C’est la vérité, reprit la Zabelle; les enfants ont plus de connaissance qu’on ne croit. Tenez, celui-là n’est pas malin, et pourtant il sait très bien se rendre utile. Une fois que j’étais malade l’an passé (il n’avait que cinq ans), il m’a soignée comme ferait une personne.
– écoutez, dit la meunière: vous me l’enverrez tous les matins et tous les soirs, à l’heure où je donnerai la soupe à mon petit. J’en ferai trop, et il mangera le reste; on n’y prendra pas garde.
– Oh! c’est que je n’oserai pas vous le conduire, et de lui-même il n’aura jamais l’esprit de savoir l’heure.
– Faisons une chose. Quand la soupe sera prête, je poserai ma quenouille sur le pont de l’écluse. Tenez, d’ici ça se verra très bien. Alors, vous enverrez l’enfant avec un sabot dans la main, comme pour chercher du feu, et puisqu’il mangera ma soupe, toute la vôtre vous restera. Vous serez mieux nourris tous les deux.
– C’est juste, répondit la Zabelle. Je vois que vous êtes une femme d’esprit, et j’ai du bonheur d’être venue ici. On m’avait fait grand’peur de votre mari qui passe pour être un rude homme, et si j’avais pu trouver ailleurs, je n’aurais pas pris sa maison, d’autant plus qu’elle est mauvaise et qu’il en demande beaucoup d’argent. Mais je vois que vous êtes bonne au pauvre monde et que vous m’aiderez à élever mon champi. Ah! si la soupe pouvait lui couper sa fièvre! Il ne me manquerait plus que de perdre cet enfant-là! C’est un pauvre profit, et tout ce que je reçois de l’hospice passe à son entretien. Mais je l’aime comme mon enfant, parce que je vois qu’il est bon et qu’il m’assistera plus tard. Savez-vous qu’il est beau pour son âge et qu’il sera de bonne heure en état de travailler?
C’est ainsi que François le Champi fut élevé par les soins et le bon cœur de Madeleine la meunière. Il retrouva la santé très vite car il était bâti, comme on dit chez nous, à chaux et à sable, et il n’y avait point de richard dans le pays qui n’eût souhaité d’avoir un fils aussi joli de figure et aussi bien construit de ses membres. Avec cela, il était courageux comme un homme; il allait à la rivière comme un poisson, et plongeait jusque sous la pelle du moulin, ne craignant pas plus l’eau que le feu; il sautait sur les poulains les plus folâtres et les conduisait au pré sans même leur passer une corde autour du nez, jouant des talons pour les faire marcher droit et les tenant aux crins pour sauter les fossés avec eux. Et ce qu’il y avait de singulier, c’est qu’il faisait tout cela d’une manière fort tranquille, sans embarras, sans rien dire, et sans quitter son air simple et un peu endormi.
Cet air-là était cause qu’il passait pour sot; mais il n’en est pas moins vrai que s’il fallait dénicher des pies à la pointe du plus haut peuplier, ou retrouver une vache perdue bien loin de la maison, ou encore abattre une grive d’un coup de pierre, il n’y avait pas d’enfant plus hardi, plus adroit et plus sûr de son fait. Les autres enfants attribuaient cela au bonheur du sort, qui passe pour être le lot du champi dans ce bas monde. Aussi le laissaient-ils toujours passer le premier dans les amusettes dangereuses.
– Celui-là, disaient-ils, n’attrapera jamais de mal, parce qu’il est champi. Froment de semence craint la vimère du temps; mais folle graine ne périt point.
Tout alla bien pendant deux ans. La Zabelle se trouva avoir le moyen d’acheter quelques bêtes, on ne sut trop comment. Elle rendit beaucoup de petits services au moulin et obtint que maître Cadet Blanchet, le meunier, fît réparer un petit peu le toit de sa maison qui faisait l’eau de tous côtés. Elle put s’habiller un peu mieux, ainsi que son champi, et elle parut peu à peu moins misérable que quand elle était arrivée. La belle-mère de Madeleine fit bien quelques réflexions assez dures sur la perte de quelques effets et sur la quantité de pain qui se mangeait à la maison. Une fois même, Madeleine fut obligée de s’accuser pour ne pas laisser soupçonner la Zabelle; mais, contre l’attente de la belle-mère, Cadet Blanchet ne se fâcha presque point et parut même vouloir fermer les yeux.
Le secret de cette complaisance, c’est que Cadet Blanchet était encore très amoureux de sa femme. Madeleine était jolie et nullement coquette; on lui en faisait compliment en tous endroits, et ses affaires allaient fort bien d’ailleurs; comme il était de ces hommes qui ne sont méchants que par crainte d’être malheureux, il avait pour Madeleine plus d’égards qu’on ne l’en aurait cru capable. Cela causait un peu de jalousie à la mère Blanchet et elle s’en vengeait par de petites tracasseries que Madeleine supportait en silence et sans jamais s’en plaindre à son mari.
C’était bien la meilleure manière de les faire finir plus vite, et jamais on ne vit à cet égard de femme plus patiente et plus raisonnable que Madeleine. Mais on dit chez nous que le profit de la bonté est plus vite usé que celui de la malice, et un jour vint où Madeleine fut questionnée et tancée tout de bon pour ses charités.
C’était une année où les blés avaient grêlé et où la rivière, en débordant, avait gâté les foins. Cadet Blanchet n’était pas de bonne humeur. Un jour qu’il revenait du marché avec un sien confrère qui venait d’épouser une fort belle fille, ce dernier lui dit:
– Au reste, tu n’as pas été à plaindre non plus, dans ton temps, car ta Madelon était aussi une fille très agréable.