Un jour qu’il portait le petit Jeannie dans ses bras et qu’il se laissait tirer les cheveux par lui pour le faire rire, Madeleine lui reprit l’enfant avec un brin de mécontentement, disant comme malgré elle:
– François, si tu commences déjà à tout souffrir des autres, tu ne sais pas où ils s’arrêteront.
Et, à son grand ébahissement, François lui répondit:
– Jaime mieux souffrir le mal que de le rendre.
Madeleine, étonnée, regarda dans les yeux du champi. Il y avait dans les yeux de cet enfant-là quelque chose qu’elle n’avait jamais trouvé, même dans ceux des personnes les plus raisonnables; quelque chose de si bon et de si décidé en même temps, qu’elle en fut comme étourdie dans ses esprits; et, s’étant assise sur le gazon avec son petit sur ses genoux, elle fit asseoir le champi sur le bord de sa robe, sans oser lui parler. Elle ne pouvait pas s’expliquer à elle-même pourquoi elle avait comme de la crainte et de la honte d’avoir souvent plaisanté cet enfant sur sa simplicité. Elle l’avait toujours fait avec douceur, il est vrai, et peut-être que sa niaiserie le lui avait fait plaindre et aimer d’autant plus. Mais dans ce moment-là, elle s’imagina qu’il avait toujours compris ses moqueries et qu’il en avait souffert sans pouvoir y répondre.
Et puis elle oublia cette petite aventure car ce fut peu de temps après que son mari, s’étant coiffé d’une drôlesse des environs, se mit à la détester tout à fait et à lui défendre de laisser la Zabelle et son gars remettre les pieds dans le moulin. Alors Madeleine ne songea plus qu’aux moyens de les secourir encore plus secrètement. Elle en avertit la Zabelle, en lui disant que pendant quelque temps elle aurait l’air de l’oublier.
Mais la Zabelle avait grand’peur du meunier et elle n’était pas femme, comme Madeleine, à tout souffrir pour l’amour d’autrui. Elle raisonna à part soi et se dit que le meunier, étant le maître, pouvait bien la mettre à la porte ou augmenter son loyer, ce à quoi Madeleine ne pourrait porter remède. Elle songea aussi qu’en faisant soumission à la mère Blanchet, elle se remettrait bien avec elle et que sa protection lui serait plus utile que celle de la jeune femme. Elle alla donc trouver la vieille meunière et s’accusa d’avoir accepté des secours de sa belle-fille, disant que c’était bien malgré elle et seulement par commisération pour le champi, qu’elle n’avait pas le moyen de nourrir. La vieille haïssait le champi, tant seulement parce que Madeleine s’intéressait à lui. Elle conseilla à la Zabelle de s’en débarrasser, lui promettant à tel prix d’obtenir six mois de crédit pour son loyer. On était encore, cette fois-là, au lendemain de la Saint-Martin, et la Zabelle n’avait pas d’argent, vu que l’année était mauvaise. On surveillait Madeleine de si près depuis quelque temps qu’elle ne pouvait lui en donner. La Zabelle prit bravement son parti et promit que dès le lendemain elle reconduirait le champi à l’hospice.
Elle n’eut pas plus tôt fait cette promesse qu’elle s’en repentit et qu’à la vue du petit François qui dormait sur son pauvre grabat, elle se sentit le cœur aussi gros que si elle allait commettre un péché mortel. Elle ne dormit guère; mais, dès avant le jour, la mère Blanchet entra dans son logis et lui dit:
– Allons, debout, Zabeau! vous avez promis, il faut tenir. Si vous attendez que ma bru vous ait parlé, je sais que vous n’en ferez rien. Mais dans son intérêt, voyez-vous, tout aussi bien que dans le vôtre, il faut faire partir ce gars. Mon fils l’a pris en malintention à cause de sa bêtise et de sa gourmandise; ma bru l’a trop affriandé et je suis sûre qu’il est déjà voleur. Tous les champis le sont de naissance et c’est une folie que de compter sur ces canailles-là. En voilà un qui vous fera chasser d’ici, qui vous donnera mauvaise réputation, qui sera cause que mon fils battra sa femme quelque jour et qui, en fin de compte, quand il sera grand et fort, deviendra bandit sur les chemins et vous fera honte. Allons, allons, en route! Conduisez-le-moi jusqu’à Corlay par les prés. À huit heures, la diligence passe. Vous y monterez avec lui, et sur le midi au plus tard vous serez à Châteauroux. Vous pouvez revenir ce soir, voilà une pistole pour faire le voyage et vous aurez encore là-dessus de quoi goûter à la ville.
La Zabelle réveilla l’enfant, lui mit ses meilleurs habits, fit un paquet du reste de ses hardes et, le prenant par la main, elle partit avec lui au clair de lune.
Mais à mesure qu’elle marchait et que le jour montait, le cœur lui manquait; elle ne pouvait aller vite, elle ne pouvait parler, et quand elle arriva au bord de la route, elle s’assit sur la berge du fossé, plus morte que vive. La diligence approchait. Il n’était que temps de se trouver là.
Le champi n’avait coutume de se tourmenter, et jusque-là il avait suivi sa mère sans se douter de rien. Mais quand il vit, pour la première fois de sa vie, rouler vers lui une grosse voiture, il eut peur du bruit qu’elle faisait et se mit à tirer la Zabelle vers le pré d’où ils venaient de déboucher sur la route. La Zabelle crut qu’il comprenait son sort et lui dit:
– Allons, mon pauvre François, il le faut!
Ce mot fit encore plus de peur à François. Il crut que la diligence était un gros animal toujours courant qui allait l’avaler et le dévorer. Lui qui était si hardi dans les dangers qu’il connaissait, il perdit la tête et s’enfuit dans le pré en criant. La Zabelle courut après lui; mais le voyant pâle comme un enfant qui va mourir, le courage lui manqua tout à fait. Elle le suivit jusqu’au bout du pré et laissa passer la diligence.
III
Ils revinrent par où ils étaient venus, jusqu’à mi-chemin du moulin, et là, de fatigue, ils s’arrêtèrent. La Zabelle était inquiète de voir l’enfant trembler de la tête aux pieds et son cœur sauter si fort qu’il soulevait sa pauvre chemise. Elle le fit asseoir et tâcha de le consoler. Mais elle ne savait ce qu’elle disait, et François n’était pas en état de le deviner. Elle tira un morceau de pain de son panier et voulut lui persuader de manger; mais il n’en avait nulle envie et ils restèrent là longtemps sans se rien dire.
Enfin, la Zabeau, qui revenait toujours à ses raisonnements, eut honte de sa faiblesse et se dit que si elle reparaissait au moulin avec l’enfant, elle était perdue. Une autre diligence passait vers le midi; elle décida de se reposer là jusqu’au moment à propos pour retourner à la route; mais comme François était épeuré jusqu’à en perdre le peu d’esprit qu’il avait, comme, pour la première fois de sa vie, il était capable de faire de la résistance, elle essaya de le rapprivoiser avec les grelots des chevaux, le bruit des roues et la vitesse de la grosse voiture.