Mais, tout en essayant de lui donner confiance, elle en dit plus qu’elle ne voulait; peut-être que le repentir la faisait parler malgré elle; ou bien François avait entendu, en s’éveillant le matin, certaines paroles de la mère Blanchet qui lui revenaient à l’esprit; ou bien encore ses pauvres idées s’éclaircissaient tout d’un coup à l’approche du malheur: tant qu’il se mit à dire, en regardant la Zabelle avec les mêmes yeux qui avaient tant étonné et presque effarouché Madeleine:
– Mère, tu veux me renvoyer d’avec toi! tu veux me conduire bien loin d’ici et me laisser.
Puis, le mot d’hospice, qu’on avait plus d’une fois lâché devant lui, lui revint à la mémoire. Il ne savait ce que c’était que l’hospice, mais cela lui parut encore plus épouvantant que la diligence, et il s’écria en frissonnant:
– Tu veux me mettre dans l’hospice!
La Zabelle s’était portée trop avant pour reculer. Elle croyait l’enfant plus instruit de son sort qu’il ne l’était et, sans songer qu’il n’eût guère été malaisé de le tromper et de se débarrasser de lui par surprise, elle se mit à lui expliquer la vérité et à vouloir lui faire comprendre qu’il serait plus heureux à l’hospice qu’avec elle, qu’on y prendrait plus de soin de lui, qu’on lui enseignerait à travailler, qu’on le placerait pour un temps chez quelque femme moins pauvre qu’elle, qui lui servirait encore de mère.
Ces consolations achevèrent de désoler le champi. L’inconnaissance du temps à venir lui fit plus de peur que tout ce que la Zabelle essayait de lui montrer pour le dégoûter de vivre avec elle. Il aimait d’ailleurs, il aimait de toutes ses forces cette mère ingrate qui ne tenait pas à lui autant qu’à elle-même. Il aimait quelqu’un encore, et presque autant que la Zabelle, c’était Madeleine; mais il ne savait pas qu’il l’aimait et il n’en parla pas. Seulement, il se coucha par terre en sanglotant, en arrachant l’herbe avec ses mains et en s’en couvrant la figure comme s’il fût tombé du gros mal. Et quand la Zabelle, tourmentée et impatientée de le voir ainsi, voulut le relever de force en le menaçant, il se frappa la tête si fort sur les pierres qu’il se mit tout en sang et qu’elle vit l’heure où il allait se tuer.
Le bon Dieu voulut que, dans ce moment-là, Madeleine Blanchet vînt à passer. Elle ne savait rien du départ de la Zabelle et de l’enfant. Elle avait été chez la bourgeoise de Presles pour lui remettre de la laine qu’on lui avait donné à filer très menu, parce qu’elle était la meilleure filandière du pays. Elle en avait touché l’argent et elle s’en revenait au moulin avec dix écus dans sa poche. Elle allait traverser la rivière sur un de ces petits ponts de planche à fleur d’eau comme il y en a dans les prés de ce côté-là, lorsqu’elle entendit des cris à fendre l’âme et reconnut tout d’un coup la voix du pauvre champi. Elle courut du côté et vit l’enfant tout sanguifié qui se débattait dans les bras de la Zabelle. Elle ne comprit pas d’abord; car, à voir cela, on eût dit que la Zabelle l’avait frappé mauvaisement et voulait se défaire de lui. Elle le crut d’autant plus que François, en l’apercevant, se prit à courir vers elle, se roula autour de ses jambes comme un petit serpent, et s’attacha à ses cotillons en criant:
– Madame Blanchet, madame Blanchet, sauvez-moi!
La Zabelle était grande et forte, et Madeleine était petite et mince comme un brin de jonc. Elle n’eut cependant pas peur et, dans l’idée que cette femme, devenue folle, voulait assassiner l’enfant, elle se mit au-devant de lui, bien déterminée à le défendre ou à se laisser tuer pendant qu’il se sauverait.
Mais il ne fallut pas beaucoup de paroles pour s’expliquer. La Zabelle, qui avait plus de chagrin que de colère, raconta les choses comme elles étaient. Cela fit que François comprit enfin tout le malheur de son état et, cette fois, il fit son profit de ce qu’il entendait avec plus de raison qu’on ne lui en eût jamais supposé. Quand la Zabelle eut tout dit, il commença à s’attacher aux jambes et aux jupons de la meunière, en disant:
– Ne me renvoyez pas, ne me laissez pas renvoyer!
Et il allait de la Zabeau qui pleurait, à la meunière qui pleurait encore plus fort, disant toutes sortes de mots et de prières qui n’avaient pas l’air de sortir de sa bouche, car c’était la première fois qu’il trouvait moyen de dire ce qu’il voulait.
– O ma mère, ma mère mignonne! disait-il à la Zabelle, pourquoi veux-tu me quitter? Tu veux donc que je meure du chagrin de ne plus te voir? Qu’est-ce que je t’ai fait pour que tu ne m’aimes plus? Est-ce que je ne t’ai pas toujours obéi dans tout ce que tu m’as commandé? Est-ce que j’ai fait du mal? J’ai toujours eu bien soin de nos bêtes, tu le disais toi-même, tu m’embrassais tous les soirs, tu me disais que j’étais ton enfant, tu ne m’as jamais dit que tu n’étais pas ma mère! Ma mère, garde-moi, garde-moi, je t’en prie comme on prie le bon Dieu! j’aurai toujours soin de toi; je travaillerai toujours pour toi; si tu n’es pas contente de moi, tu me battras et je ne dirai rien; mais attends pour me renvoyer que j’aie fait quelque chose de mal.
Et il allait à Madeleine en lui disant:
– Madame la meunière, ayez pitié de moi. Dites à ma mère de me garder. Je n’irai plus jamais chez vous puisqu’on ne le veut pas, et quand vous voudrez me donner quelque chose, je saurai que je ne dois pas le prendre. J’irai parler à monsieur Cadet Blanchet, je lui dirai de me battre et de ne pas vous gronder pour moi. Et quand vous irez aux champs, j’irai toujours avec vous, je porterai votre petit, je l’amuserai encore toute la journée. Je ferai tout ce que vous me direz, et si je fais quelque chose de mal, vous ne m’aimerez plus. Mais ne me laissez pas renvoyer, je ne veux pas m’en aller, j’aime mieux me jeter dans la rivière.
Et le pauvre François regardait la rivière en s’approchant si près qu’on voyait bien que sa vie ne tenait qu’à un fil et qu’il n’eût fallu qu’un mot de refus pour le faire noyer. Madeleine parlait pour l’enfant et la Zabelle mourait d’envie de l’écouter; mais elle se voyait près du moulin et ce n’était plus comme lorsqu’elle était auprès de la route.
– Va, méchant enfant, disait-elle, je te garderai; mais tu seras cause que demain je serai sur les chemins demandant mon pain. Toi, tu es trop bête pour comprendre que c’est par ta faute que j’en serai réduite là, et voilà à quoi m’aura servi de me mettre sur le corps l’embarras d’un enfant qui ne m’est rien et qui ne me rapporte pas le pain qu’il mange.