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À dix-sept ans, Frédéric vit au jour le jour et le sentiment terrifiant que son existence ne sera peut-être que de courte durée s’installe en lui. Les années précédentes ne l’ont pas laissé intact et c’est de ce fond de dépression intime que naît précisément sa première fiction véritable. Une histoire un peu mièvre où s’enchaînent des tableaux de la vie rurale observée à Aillat mais que, par un souci de réalisme et un certain snobisme, le jeune auteur attribue au regard d’un citadin de son âge, Lyonnais comme lui, envoyé en convalescence dans la région de Saint-Jean-de-Maurienne.

Le personnage principal prend pension dans une famille modeste, calquée sur les Revellin. Comme la mère d’Henri, Mme Serbelin est une dévote et c’est elle qui, dès les premières pages, envoûte littéralement le narrateur.

« Le mur disparaissait presque entièrement sous une invasion d’images saintes. Il y avait là des Vierges enluminées de bleu, des saintes Thérèse couvertes de roses, des anges ailés, des Jésus joufflus et un saint Michel bardé de fer terrassant un monstre fantastique que Mme Serbelin présentait en ce terme : “le démon”. »

Frédéric fait preuve d’un don d’observation lié, déjà, à la stratégie d’une écriture exaltant le réel avec sobriété. Certes, le roman qu’il s’efforce de mener à son terme — mais qui ne dépassera pas la dimension d’une longue nouvelle — n’est pas exempt d’un penchant à l’énumération un peu scolaire ou à des observations d’ordre psychologique qui doivent certainement beaucoup à la lecture des romans, alors à la mode, de Paul Bourget ou André Theuriet. Mais il est clair que le bagage littéraire du jeune écrivain n’est pas mince. L’abondante consommation, au fil des années — et sous la houlette de Bonne-Maman —, de romans populaires à laquelle il s’est livré vient à sa rescousse, de même que sa passion pour Les Misérables. Il fera souvent référence à cette œuvre comme à la pierre angulaire de son territoire de lecteur.

Frédéric éprouve le désir de s’appliquer. Il envisage son travail d’écriture comme la suite logique de ses compositions françaises, ainsi qu’en témoigne le court récit d’une excursion scolaire qu’il rédigea sous le titre En Maurienne avant de la faire lire à Henri Revellin. À présent, bien sûr, il a l’ambition d’arriver au terme d’un premier véritable exploit littéraire. Il y a en lui sans doute moins d’audace que d’opiniâtreté, mais son audace n’est-elle pas, au milieu du chaos de sa condition, de parvenir à se forger lui-même écrivain ?

Chaos : Le mot peut sembler fort, mais n’oublions pas que tel est l’état psychologique d’un garçon bien peu favorisé socialement et dont la vocation, même encouragée par un père condescendant, n’est encore envisagée que sous l’angle de la soumission aux formes les plus classiques. La formidable discipline qu’on s’accordera plus tard à lui reconnaître est certainement née de cet effort présent. Le court roman finalement intitulé La Peuchère, en référence à l’expression favorite de la maman provençale d’Henri, ne cède donc en rien à la fantaisie.

De retour à Lyon, soumis à la routine fastidieuse des encaissements pour Le Mois, Frédéric éprouve le besoin de se dissiper. Charlaix devient son mentor. Il connaît des filles pittoresques qui officient dans des entresols fleurant bon l’encaustique et des matrones tapies au fond de cours humides qui empestent la saucisse au chou et la pisse de chat. Tout un monde se dévoile au regard de l’adolescent qui entend bien passer rapidement du stade de blanc-bec à celui d’affranchi de l’amour tarifé. Au cours de ses tournées, il lui arrive de pénétrer dans un salon de beauté dont la tenancière, maquillée et coiffée à la perfection, lui apparaît comme le comble de la provocation. Chaque fois, malheureusement, sa timidité le cloue sur place, assassine son élan séducteur. Par chance, d’autres bonnes fortunes s’offrent à lui. Le peintre Carlotti, que Charlaix lui a fait rencontrer, pratique les meilleurs clandés, mais connaît aussi des « occasionnelles », épouses de petite vertu avides d’argent facile. Il indique à son jeune ami une papetière fort accueillante de la rue de la Guillotière. L’adolescent y court, trouve une dame accorte qui le prie aussitôt de ne pas faire de bruit pour ne pas réveiller son époux endormi à l’étage… Ce qui se passe ensuite, dans une odeur fade de papier et d’encre, laisse dans la mémoire de Frédéric un souvenir où l’émotion le dispute à des sensations érotiques rendues encore plus troublantes par la découverte qu’il fait, au moment de prendre congé, d’un bébé endormi dans son berceau.

Cependant Frédéric n’est pas le jeune homme dévergondé qu’avec le recul du temps, il essaiera parfois de peindre, au fil de croustillantes anecdotes. Il mord seulement la vie à pleines dents, secouant le joug paternel, échappant également comme il peut à la surveillance de Bonne-Maman.

Il fait d’autres expériences, grâce à son statut de journaliste. Il rencontre ainsi le criminologiste Edmond Locard, célèbre pour ses travaux et quelques livres et, bien sûr, ami de Grancher. Locard, avec ses airs de malicieux mousquetaire, intrigue Frédéric. Il est amené à échanger quelques mots avec lui lors d’une réception donnée au musée de la Police dont le savant est le conservateur.

Le musée en question rassemble d’innombrables documents relatifs à la vie et aux méfaits des grands criminels, des pistolets, des couteaux, des matraques, des fioles de poison, mais également, pieusement conservés, les crânes de quelques assassins. Frédéric est médusé par ces reliques de drames atroces. Par l’imagination, il s’applique à recréer les actes odieux, à tenter de reconstituer les destins de ces êtres hors du commun qui ont eu le tort de considérer le crime comme un des beaux-arts. Il s’ouvre de cet intérêt au docteur Locard qui, avec bienveillance, l’invite à venir assister au procès de deux garçons de dix-huit ans, Devaux et Saulnier, accusés de plusieurs crimes monstrueux.

Frédéric va connaître dans l’atmosphère houleuse du palais de justice de Lyon un suspense effroyable mais aussi secrètement voluptueux. Il ne peut s’empêcher de partager, de façon à la fois esthétique et honteuse, les états d’âme supposés de ces garçons de bonne famille que la foule injurie et que les jurés s’apprêtent à condamner à mort.

En lui s’élève à nouveau la mélopée cruelle de la contemplation morbide, depuis longtemps nourrie à son insu par les goûts souvent peu orthodoxes de Bonne-Maman, grande lectrice de faits divers sanglants. Il a hérité d’elle cette propension à « aimer se faire peur » et, au fil des audiences qui le ramènent implacablement dans le prétoire au fond duquel apparaissent les visages blêmes des deux assassins, Frédéric éprouve des sensations contradictoires, passant de l’horreur à la pitié sans parvenir vraiment à juger.

7.

Premiers écrits

Au cours du mois de janvier 1939, Grancher permet enfin à son jeune protégé de faire ses premières armes de journaliste. Il ne s’agit en vérité que de brèves chroniques ou billets d’humeur sur le ski, la foire de Lyon, les vins de France ou, sujet infiniment plus grave, la guerre qui menace mais que l’aveuglement ambiant relativise. Frédéric donne également au Mois quelques critiques littéraires, comme ce compte-rendu de L’expérience du docteur Mops, un roman de science-fiction de Jacques Spitz, ou un élogieux commentaire des Contes du chat perché de Marcel Aymé.

À cette époque, les lectures du jeune homme s’orientent vers les romanciers à la mode dont il attend, ce qui n’a rien de surprenant, des leçons d’écriture. En premier lieu, Simenon, dont le succès va croissant, et qui montre une aussi belle aisance dans le roman psychologique que dans le genre policier. La série des Maigret, amorcée en 1930, est sur le point d’offrir ses lettres de noblesse à une forme de narration où, jusqu’ici et à quelques exceptions près — Émile Gaboriau, Maurice Leblanc, Gaston Leroux —, seuls les Anglo-Saxons se sont illustrés.