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Dans notre pays, la fiction policière se confond avec la production populaire, endiguée par d’innombrables collections bon marché. Fayard, l’éditeur de Fantômas, et Ferenczi, à un niveau moindre, tiennent le haut du pavé à Paris. Mais on publie également beaucoup en province, notamment à Lyon et à Nice. C’est ainsi que le prolifique Max-André Dazergues, célèbre « croix-roussien », se vante d’écrire un roman en trois jours. Comme celle de nombre de ses collègues français, la production de Dazergues n’est jamais envisagée sous l’angle de la littérature. Cela a longtemps été le cas de Simenon qui, jusqu’en 1930, a œuvré dans l’ombre, composant avec une facilité déconcertante romans d’aventures, policiers ou sentimentaux, sous d’innombrables pseudonymes. Il vient de signer un mirobolant contrat avec Gaston Gallimard, séduit par une écriture située à mi-chemin entre la « grande littérature » et le « policier », ce qui lave un public snob du soupçon d’aimer le genre populaire.

Notons au passage que la crainte qu’éprouve le lecteur français de se laisser prendre au piège romanesque pur, due peut-être à son éducation cartésienne, mène parfois la vie dure aux artisans, doués d’un pourtant noble génie inventif, de la littérature de masse.

Frédéric Dard en est pour l’heure à peaufiner La Peuchère, entre deux chroniques pour Le Mois sur la vie à Lyon, ce qui l’empêche de se laisser envahir par la terreur d’écrire dans le vide. Il se sent utile et, grâce à la carte de presse qu’il s’est astucieusement fabriquée, il hante les vernissages, les cocktails littéraires et les premières.

Ataviquement, Frédéric possède un fort penchant pour la boisson, et son activité présente ne lui épargne aucune tentation. Il mène une vie de patachon, souvent en compagnie de l’inévitable Charlaix, toujours prodigue de bons conseils. C’est lui qui fait lire à Frédéric un auteur que les journaux qualifient alors d’ordurier et d’irresponsable, un certain Louis-Ferdinand Céline. La lecture émerveillée de Mort à crédit flatte en lui le jeune rebelle, mais elle ouvre aussi une secrète blessure dans l’âme du petit-bourgeois au fond un peu jaloux de se sentir si loin de l’univers envoûtant de cet écrivain. Alors, il en revient à Simenon, plus palpable, plus proche en apparence de lui-même. Faubourg et La Marie du port, deux œuvres récentes du prolifique belge, l’empoignent. L’aisance de Simenon le stimule. Il ressent le malaise omniprésent sous la fausse banalité des phrases et sa sensibilité à fleur de peau se repaît d’une harmonie morbide associant cet univers de fiction à la terreur diffuse de la guerre.

Il comprend qu’il ne pourra plus désormais échapper à la menace qui grandit, dans la presse, à la radio et à travers les commentaires des gens de la rue. Frédéric est déjà l’être de pressentiment qu’il sera toute sa vie. L’angoisse est son lot quotidien, et il la communique au personnage de la nouvelle qu’il entame après avoir remisé La Peuchère dans un tiroir, faute de trouver à la publier.

Vie à louer est l’histoire d’un tout jeune écrivain qui se laisse enfermer dans son appartement après avoir parié avec des amis qu’il écrirait un roman en trois jours. Il a d’abord conçu un récit d’évasion (d’espionnage), mais son enfermement fait soudain jaillir en lui un autre projet, celui de raconter un « voyage autour de sa chambre ». Sous la plume de Dard, qui s’est miraculeusement soustrait aux contraintes d’une inspiration romanesque classique, tellement encombrante, le réel se dilate. Pour la première fois, sans doute, son imaginaire s’engage sur la voie d’une sorte de fantastique intimiste qui revêtira, par la suite, d’autres formes encore plus étranges.

Une autre nouvelle, écrite peu après, prend elle aussi racine dans l’expérience présente du jeune écrivain. La plaque tournante, placée sous l’invocation de Georges Duhamel — Dard cite en exergue une phrase de Cécile parmi nous qui l’a impressionné —, commence ainsi : « J’estime, monsieur, que l’exécution capitale est une chose ignoble. J’admets que le condamné mérite la mort, la plupart du temps, mais ce qu’il ne mérite pas, ce qu’aucun homme ne peut vraisemblablement mériter, ce sont les tourments précédant le châtiment. »

La suite est le récit d’un déjeuner de mariage puis d’une mort atroce, celle du jeune marié écrasé par un train. L’enchaînement des scènes relève du cauchemar et du triste présage lorsque les deux époux visitent une baraque foraine où l’on exhibe un « bébé à deux têtes ».

Peu avant la déclaration de guerre, Frédéric a revu Odette. Ils se sont croisés par hasard près de la place des Terreaux, et aussitôt, la jeune fille a murmuré : « Je t’attendais. » Cette preuve de fidélité émeut Frédéric au-delà de tout et la douceur de ces retrouvailles lui fait éprouver le désir de « fréquenter officiellement » cette bachelière séduisante et sérieuse. Odette le présente donc à ses parents, puis à son tour Frédéric l’invite chez les siens.

Entretemps, les Dard ont déménagé. Peut-être n’auraient-ils pas quitté d’eux-mêmes le minable appartement des Brotteaux, mais leur fils a décidé un beau jour de prendre les choses en main et, usant des relations de son employeur, il a déniché un petit pavillon à louer sur les hauteurs de la ville, à Sainte-Foy-lès-Lyon. Les quatre pièces donnent de plain-pied sur un jardin agréable et Frédéric y a sa chambre. Lorsqu’il ne découche pas, il lui arrive de rentrer à minuit passé en compagnie de camarades aussi éméchés que lui et d’obliger « la maman » à leur faire un peu de cuisine. Joséphine, la crème des mères, s’exécute sans états d’âme.

Son diable de fils a baptisé le pavillon Swiss Cottage, non par prémonition, mais en référence à la demeure du jeune héros de son livre de lecture d’anglais à La Martinière. Cette embryonnaire anglophilie, qui s’affirmera discrètement avec le temps, est encouragée par des lectures, les goûts vestimentaires de Grancher, quelques films aussi, mais surtout par besoin esthétique d’une « autre vie ». Frédéric a honte de son milieu, même s’il aime les siens d’un amour démesuré et parfois contradictoire. Alors, comme beaucoup de jeunes gens qui vivent le même enfer, il se drape dans un snobisme libérateur.

Un jour, en fouillant dans les malles du grenier de Swiss Cottage, il découvre un magnifique trench-coat d’officier anglais récupéré naguère par son grand-père maternel à Jallieu. Il s’en empare avec fierté, faisant de ce vêtement une sorte d’armure qui dissimule opportunément son bras gauche mais lui confère aussi une symbolique invulnérabilité dont il a grand besoin.

Sa relation avec Odette provoque en effet la colère de Bonne-Maman. Il arrive à celle-ci de réveiller Frédéric en pleine nuit pour lui faire une scène à propos d’un billet doux adressé à la jeune fille et oublié sur un meuble. Frédéric est alors obligé de calmer la malheureuse femme qui se dit mortellement atteinte par l’amour que son petit-fils porte à une étrangère. Mais les deux inséparables d’Aillat sont faits du même bois dont l’écorce alterne le goût du mélodrame et la capacité d’indifférence…