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Chroniques cinématographiques et billets patriotiques, comme celui consacré à un ouvrage de H. Lanoy, L’aviation de ses origines à 1914, se succèdent sous la plume de Frédéric dans les pages de la revue de Marcel Grancher. Il rêve de s’affranchir de cette collaboration fastidieuse. Sa rencontre avec deux jeunes gens soucieux d’affirmer eux aussi leur indépendance d’esprit a pour conséquence la création d’une revue littéraire pompeusement baptisée L’An 40. Sans pour autant douter de sa réelle complicité avec Brugère et Rollet, ses compères de la revue, il est permis de croire que le jeune homme saute sur l’occasion de publier — enfin ! — La Peuchère qui dormait dans un tiroir. Le texte paraît dans L’An 40 en six livraisons, de février à juin 1940.

Frédéric a reçu de Simenon un exemplaire de presse de son tout dernier roman, Le Bourgmestre de Fumes, chaleureusement dédicacé à même la couverture, comme pour souligner avec orgueil son appartenance à la prestigieuse maison Gallimard. Dans le compte-rendu de lecture qu’il signe dans L’An 40, Frédéric n’y va pas de main morte :

« Un maître, Simenon, un maître incontesté qui a littéralement bouleversé — le mot n’est pas trop fort — les lettres françaises (…). Quand je vous aurai dit qu’il est unique en son genre, que je vous aurai lâché des mots tels que : atmosphère, éclectisme, objectivité, vous ne sauriez pas grand-chose. »

Il a évidemment gardé un souvenir ébloui de la conférence donnée par Simenon au Théâtre des Célestins et des quelques propos échangés avec lui sur le quai de la gare. Il lui écrit son intention de consacrer à son œuvre un long essai critique. En secret, il s’abandonne au rêve de publier lui-même un jour prochain sous la somptueuse couverture blanche de la N.R.F. et — pourquoi pas ? — d’obtenir le prix Goncourt…

Il commence alors, avec moins de naïveté que pour La Peuchère, un roman dans lequel il aimerait mêler à une intrigue mystérieuse une série de portraits contemporains. Mais il ne peut empêcher son livre de refléter, dès les premières pages, quelques-uns des bouleversements opérés depuis peu dans sa vie comme dans celle de tous les Français par un événement de première grandeur : la guerre !

À l’hébétude des premiers mois du conflit a succédé, au moins dans cette partie de la France, une sorte d’euphorie qui culminera en mai 1940. L’annonce de la défaite survient alors que Francisque a quitté Lyon pour travailler dans une usine « évacuée » de Toulouse. Frédéric reste donc seul en ville, puisque Bonne-Maman, Joséphine et Jeanine se sont réfugiées dans la maison d’Aillat. Il subsiste en mangeant exclusivement des rutabagas et des pêches, le seul fruit dédaigné par les Allemands.

Bientôt, il est invité à participer à l’effort de guerre et on l’affecte en tant que « dessinateur » à la SOMUA, une usine aéronautique proche de Lyon. Il est chargé de tirer des plans destinés à la fabrication des ailes d’avion, mais il se fait surtout remarquer par sa maladresse, bien involontaire… Il est alors totalement livré à lui-même, occupant ses loisirs à écrire.

Arrive la défaite. Lyon est déclarée « ville ouverte ». On annonce que les Allemands sont sur le point d’arriver… En compagnie de deux de ses copains, dont Rollet, Frédéric fuit à vélo en direction de Feyzin, qui n’est encore qu’une bourgade de la périphérie lyonnaise. Alors qu’ils pédalent de toute la force de leurs jambes parmi le flot des fuyards, l’un de ceux-ci, un homme empêtré dans son lourd bagage, tombe de bicyclette et se tue sous leurs yeux.

Les trois amis sont parqués pour la nuit avec d’autres réfugiés dans une école, encadrés par des gendarmes. Vers cinq heures du matin, incapable de dormir, Frédéric réveille Rollet : « Je ne tiens plus, je retourne à Lyon ! » Les trois fuyards vont donc rebrousser chemin, spectateurs terrifiés d’une véritable débandade. Les gens hurlent : « Ils sont là ! » Dans le jour naissant, ils arrivent enfin à Lyon et découvrent une ville déserte. Soudain, une moto allemande armée d’une mitrailleuse débouche d’une rue. Les trois garçons, tétanisés, observent cet étrange et fascinant véhicule dont les utilisateurs ne font apparemment pas attention à eux. Puis, alors qu’ils poussent un soupir de soulagement, les Allemands font demi-tour, foncent sur eux, mais les dépassent et disparaissent dans une autre rue déserte. Frédéric et Rollet se réfugient dans l’appartement du troisième larron dont le père, directeur d’usine, a fui la ville.

Et, ce soir-là, tandis que leur parviennent les échos de la parade militaire que les Allemands infligent cyniquement aux malheureux Lyonnais, place de la République, Frédéric noie dans l’alcool son désarroi et sa peur. Trois jours durant, il restera enfermé entre les murs de l’appartement dont le luxueux décor accentue l’impression d’irréalité qui s’est emparée de lui.

8.

Monsieur Joos

En juin 1940, Marcel Grancher, à peine rentré d’une mission secrète en Belgique, fournit généreusement à Charlaix les fonds nécessaires à l’acquisition d’un débit de boissons mis aux enchères publiques. La Ferme est située dans le quartier de La Plaine, à Sainte-Foy-lès-Lyon, non loin du pavillon de la famille Dard, et devient vite le repaire favori de Frédéric. Il y croise une faune cosmopolite et pittoresque sur laquelle règne Léon, véritable roi des fous.

Aux soldats allemands officiant dans une station de brouillage toute proche et qui s’égarent dans ce bistro d’un genre très particulier, Charlaix exhibe sa carte du parti communiste au dos de laquelle est collée une image du Christ en croix. Puis, profitant de leur ahurissement, il les prévient : « D’abord, pas de salut hitlérien en entrant. Votre Führer, je l’ai au train. Le matin, nous disons bonjour et le soir, bonne nuit. Et si nous tendons la main en France, c’est pour savoir s’il pleut. »

Il pousse même l’audace jusqu’à offrir l’hospitalité de La Ferme à des amis juifs. Les militaires froncent le nez devant ces hôtes et Charlaix les enguirlande en ces termes : « Pourquoi nourrir une haine imbécile pour des types auxquels on a scalpé le mohican ? Pour votre peine, vous allez leur payer à boire ! »

La guerre, pour Frédéric, a le goût âcre d’une humiliation nouvelle qu’il partage avec les siens. Son père est à présent rentré de Toulouse et il est confronté aux difficultés du ravitaillement. Joséphine a beau faire de son mieux, le rationnement a des effets néfastes sur la santé de Jeanine, qu’il faut envoyer en préventorium à Megève. Frédéric se concentre sur son travail d’écriture. Tandis qu’il progresse dans son roman, il obtient de Bonne-Maman une petite somme d’argent qui lui permet de publier à compte d’auteur, aux éditions Lugdunum, La Peuchère. Grancher n’est pas étranger à cet arrangement, tout comme d’ailleurs Max-André Dazergues qui préface la plaquette tout en feignant de s’indigner d’avoir été invité à la faire. Le jeune auteur écrit en exergue à cette édition longtemps différée :

« J’ai rédigé cette longue nouvelle à dix-sept ans, c’est donc demander beaucoup d’indulgence au lecteur. Je la dédie à mon père qui fut mon premier public, et puisse-t-il cueillir simultanément dans ces pages, les derniers balbutiements de l’enfant et les premières paroles de l’homme. »

Ce ton pompeux éclaire l’attitude présente de Frédéric, soucieux de s’engager sur la voie royale de la littérature, encadré par ses glorieux mentors mais sous l’invocation aussi de celui qui, fraternellement pourrait-on dire, le soutient. Le contenu de La Peuchère a d’ailleurs tout pour séduire un père aimant, voire Joséphine même à qui il dédicace un exemplaire du livre en ces termes : « À ma maman que j’adore, ces quelques lignes pour la remercier d’exister. » N’est-ce pas touchant ?