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Il est clair cependant que le « charmant petit bouquin » dont parle Dazergues dans sa préface ne saurait établir la réputation de son auteur dans le milieu littéraire lyonnais. L’ouvrage auquel il travaille avec acharnement est autrement ambitieux. L’ombre de Simenon plane sur son intrigue et sur le comportement des personnages de Monsieur Joos. Tel est le titre annoncé en effet par Frédéric Dard, qui aimera toujours faire état de ses œuvres « en préparation ».

Avec la guerre, la faune littéraire et artistique lyonnaise va soudain s’accroître d’une espèce rare dont la migration forcée s’explique par la présence allemande dans la capitale. Les « repliés », comme on les appelle, comptent parmi les plus belles plumes du moment : André Billy, André Warnod, Kléber Haedens, Alexandre Amoux ou Thierry Maulnier. Mais ces écrivains et journalistes n’ont souvent fait qu’accompagner leurs journaux — Le Figaro, Paris-Soir — qui donnent un éclat inattendu à la vie intellectuelle locale. Grancher, qui a rouvert les bureaux du Mois, s’efforce de coordonner les faits et gestes de ces guest stars ravies de découvrir en sa compagnie les meilleures tables. Frédéric n’est pas le dernier à s’immiscer dans l’entourage de ces brillants résidents, à boire, plus que de raison parfois, dans la pénombre de bouchons qui ne connaissent pas les restrictions. Il y fraternise avec Paul Gordeaux — le futur auteur du feuilleton de France-Soir, Le crime ne paie pas — et Géo London, ainsi qu’avec André Warnod, authentique titi de Montmartre qui l’éblouit par ses récits de la vie parisienne et ses confidences sur Francis Carco. Cet écrivain célébré depuis quelques années déjà, fait les délices de Frédéric. Il se sent en étroite communauté d’esprit avec le styliste un peu louche, l’ami des femmes de petite vertu et des voyous au grand cœur. Il recueille ainsi des renseignements de première main sur l’auteur de Jésus-la-Caille et de Rue Pigalle qu’il espère bien rencontrer un jour.

Warnod est en outre amateur de chansons populaires, ces complaintes réalistes qui font une large place à la fatalité, notion chère au garçon. L’évocation de la capitale demeure liée pour lui à ce que l’on pourrait appeler un pénible souvenir familial, forcément évoqué pendant son enfance par Bonne-Maman : la bohème tragique du grand-père Séraphin dans la jungle parisienne.

Aux yeux de Frédéric, Paris représentera donc à la fois le séjour convoité de tout jeune artiste ambitieux et le lieu même d’une perdition redoutée. Les romans de Carco vont se conjuguer à un autre sédiment, infiniment plus palpable, qu’incarne Claudine, une vieille « goualeuse » montmartroise échouée comme par miracle à La Ferme. Ce sosie de la grande Colette séduit Frédéric par son « humour vicieux », sa « conversation pleine de sous-entendus », mais également par son « visage ravagé par le temps et audacieusement fardé ».

Claudine a connu Utrillo et Dufy dont elle se prétend l’ancienne épouse et elle soumet au regard de son jeune confident les carnets d’autographes couverts de dessins obscènes tachés de vinasse. Frédéric est subjugué. Il absorbe avec délices cette manne déliquescente.

Son roman, qu’il achève début 1941, ne porte aucune trace de ses rencontres lyonnaises, mais il témoigne de fortes impressions du temps de guerre. L’argument en est simple. Faurère, un jeune épicier de Vénissieux, dans la banlieue lyonnaise, présente un soir à sa femme un couple de gens « chics » qui l’ont dépanné sur la route. Un rapport assez trouble s’instaure entre les deux couples, né d’une tromperie. D’une plume alerte, Dard soutient l’intrigue de ce roman d’espionnage psychologique original, marqué bien sûr par Simenon mais soumis, déjà, à sa fantasmatique propre. Le seul reproche qu’on peut lui faire est de manquer peut-être de souffle, de l’intensité qu’on trouve en revanche dans les deux nouvelles (Vie à louer et La plaque tournante) que l’auteur associe opportunément au texte de Monsieur Joos lorsqu’il le fera lire à Marcel Grancher. Celui-ci décide aussitôt de le soumettre au jury du prix Lugdunum, décerné sur manuscrit à un auteur du cru.

Parmi les jurés, on trouve André Warnod et Guy Mazeline. Quant au président, il n’est autre que le docteur Locard dont la voix prépondérante, le 1er mars, permet de distinguer l’œuvre de Frédéric de celle d’une demoiselle Carriou. Monsieur Joos l’emporte donc de justesse. Un déjeuner — avec tickets de rationnement — rassemble l’heureux lauréat, les jurés et, bien sûr, Grancher, fier de son poulain. Le roman est publié aux éditions Lugdunum et diffusé par les Messageries Hachette qui mettent en place quatre mille exemplaires ornés d’une bande où figure la photographie de Frédéric. Monsieur Joos, dédié « à Marcel E. Grancher et M.A. Dazergues qui surent avec bienveillance entretenir mon amour des lettres », est assorti d’une préface du premier de ces anges tutélaires qui ne ménage pas ses propos flatteurs :

« Je considère Frédéric Dard comme un prodige, comme un second Raymond Radiguet (…) dont les vingt ans ne fulgureront peut-être pas aussi instantanément au firmament des lettres que celui de l’auteur du Bal du comte d’Or gel. »

Ce prix décerné à son fils comble de joie Francisque Dard, qui voit dans l’accession de Frédéric à la notoriété lyonnaise une belle revanche sur le sort. Quelque temps plus tard, Joséphine abandonne son travail de vendeuse pour reprendre la gérance d’un magasin de farces et attrapes tenu jusque-là par une cousine dans le passage de l’Argue, au centre de la ville. Cette échoppe sert souvent de lieu de rendez-vous à Frédéric et à ses amis, lorsque le jeune homme n’est pas en train d’écrire.

L’aventure de L’An 40 est terminée, mais Frédéric met à profit cette trêve dans son travail de journaliste pour se consacrer à un ouvrage ambitieux, délibérément autobiographique. Il met en forme un certain nombre de « choses vues » depuis le début de la guerre, les sentiments d’un garçon trop jeune pour être mobilisé. Il accumule les impressions fortes, les sensations.

« Mon pays ? dit le narrateur, eh bien, je devais me l’avouer, jusqu’ici je n’y avais jamais songé. Point n’est besoin de fouiller l’âme du peuple français pour découvrir les causes de notre défaite ; simplement il y a trop d’individus de mon espèce. »

Sa justification passe par un sentimentalisme qui deviendra bientôt l’une des marques de fabrique de la manière Dard.

« Soudain, j’ai eu conscience de la guerre. Je l’ai respirée si fortement que cela m’a coupé le souffle et je suis demeuré un long moment contre le volet de fer d’une pharmacie à écouter mon cœur me cogner durement la poitrine. »

Équipe de l’ombre paraît aux éditions Lugdunum quelques mois seulement après son premier roman.

« Monsieur Joos, écrit André Warnod dans sa préface, était une grande nouvelle sur un thème policier. L’auteur avait un don de conteur indiscutable. Il savait entraîner le lecteur avec lui dans des milieux, dans des climats dont il créait l’atmosphère avec une ingénieuse sensibilité. Il avait de plus le goût et l’amour des images. C’était loin d’être parfait, on avait l’impression que c’était écrit trop vite (…) mais enfin il y avait la présence d’un tempérament. »