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La tentation d’écrire vite, d’écrire beaucoup, étreint le jeune romancier qui cherche un terrain original lui permettant de s’affirmer. Les influences diverses qui se bousculent en lui ne facilitent pas sa tâche. De Céline à Dazergues, l’éventail est immense. L’heure est encore aux tentatives. Il écrit un certain nombre de nouvelles que publieront diverses publications parisiennes repliées à Lyon. Face à la porte du toril, Sortie de secours, La couleur du monde, sont les titres de ces textes brefs qui paraissent dans Jours, Dimanche illustré ou Heures claires. Frédéric y déploie un certain sens de l’image-choc, un goût de la chute typique de la short story américaine vers laquelle il louche. Il avouera s’être inspiré de Jack London, ce dont certain éditeur marseillais lui fera reproche de façon peu amène en lui retournant un de ses contes.

Lorsqu’il s’attelle à l’écriture d’un nouveau roman, Le Norvégien manchot, l’un des deux livres qu’il fera paraître en 1943, c’est en tournant délibérément le dos à une inspiration « littéraire ». Le « nouveau Radiguet » enfile la défroque du romancier d’imagination qu’il a toujours voulu être pour produire une œuvre épique, récit d’aventures maritimes où les mânes de Dumas et de London, décidément omniprésent depuis qu’il l’a découvert dans une collection bon marché de chez Hachette, se disputent sa tutelle. Cette histoire l’emporte loin de Lyon, de cette guerre qui s’installe durablement et ramène sans cesse l’existence à de mesquines questions de survie. La présence allemande n’épargne aucun habitant de Lyon, lui pas plus qu’un autre.

Ainsi, un jour de 1942, alors qu’il marche seul rue de l’Arbre-Sec, une traction avant noire s’arrête à sa hauteur. Une portière s’ouvre brusquement et une voix au timbre glacial lui ordonne de monter à l’arrière du véhicule. D’un coup d’œil, Frédéric a compris qu’il avait affaire à la redoutable Gestapo dont les tristes méfaits alimentent les conversations. Une fois installé sur la banquette, l’homme vêtu de noir qui l’a interpellé le prie le plus calmement du monde de lui « montrer (son) sexe ». Le jeune homme s’exécute la mort dans l’âme, comprenant la nature ethnique de cette humiliante vérification.

Le sort de ceux qu’on nomme autour de lui les « israélites » ne lui est pas indifférent. Il a souvent rencontré des juifs traqués par l’occupant au café de Charlaix et admiré leur courage. À l’instigation d’amis résistants de Grancher, il accepte volontiers de ravitailler un vieil homme qui se cache dans une chambre de bonne à la Croix-Rousse. Il s’entretient à l’occasion avec lui, observant son sang-froid avec un mélange d’admiration et de pitié. Il lui arrive alors souvent de se maudire pour sa lâcheté à n’être que « bon ». Le même sentiment l’étreint lorsqu’il se surprend à prier le Dieu de Bonne-Maman, ce Dieu tellement indifférent à la misère du monde.

9.

Un mariage sous l’Occupation

Peu de temps après la réouverture du Mois à Lyon, Grancher engage un jeune journaliste du nom de François Monnet, qu’il charge de la chronique cinématographique. Frédéric lui est présenté.

— C’est vous, Dard ? fait ce quadragénaire avenant. Enchanté ! J’ai lu Monsieur Joos et je trouve que vous devriez écrire des romans policiers.

Ce genre littéraire est un des nombreux dadas de Monnet, avec le jazz. À quelques jours de là, il envoie Frédéric chez un de ses amis éditeurs qui compte lancer une collection policière et qui, sans autre préambule, demande au jeune auteur s’il a un manuscrit à lui soumettre. Frédéric n’hésite pas.

« Oui, dit-il, j’ai quelque chose qui pourrait vous convenir. Accordez-moi quatre à cinq jours pour les retouches et je vous l’apporte. »

Cette opportunité lui permet de réaliser son premier tour de force d’écrivain, mais le court roman d’action qu’il concocte à toute allure ne plaît pas à l’éditeur qui a d’ailleurs changé d’idée et ne veut plus lancer de collection. Frédéric ne s’en émeut pas. Bien au contraire, il vient de découvrir en lui une capacité d’improvisation à laquelle il aura souvent recours dans la suite de sa carrière. Le manuscrit laissé pour compte est-il celui de La mort silencieuse ou du Mystère du cube blanc, publiés peu de temps après ? Toujours est-il que l’idée de « doubler » son activité purement littéraire d’une production populaire, sans doute plus rémunératrice, s’ancre en lui. La sortie d’Équipe de l’ombre sera l’unique événement notable dans la production du romancier, au cours de cette année 1942.

En novembre, il épouse Odette Damaisin.

Au fil des mois précédents, leur relation s’est intensifiée, au grand dam de Bonne-Maman qui ne perd pas une occasion de se mêler de ce qui ne la regarde pas, avec une férocité grandissante à mesure qu’elle sent son petit-fils lui « échapper ». C’est ainsi, par exemple, qu’elle laisse ostensiblement traîner une photographie de la fiancée de Frédéric dont elle a symboliquement crevé les yeux ! Lâchement, le jeune homme persiste à ne pas vouloir blesser l’indigne aïeule.

Un soir, alors qu’il se promène en compagnie d’Odette et d’un ami, ils croisent Bonne-Maman. Frédéric se précipite vers elle, l’embrasse et lui fait croire que son ami Louis sort à présent avec la jeune fille. Il va même jusqu’à les abandonner pour rentrer à la maison avec sa grand-mère, bras dessus, bras dessous…

Par ailleurs, il poursuit quelques aventures avec des femmes plus âgées qui l’initient à des pratiques sexuelles qu’il qualifie lui-même de « haute voltige ». Il a le goût de ces vagabondages qui lui redonnent confiance en lui-même, à la veille d’une soumission à la norme qui l’angoisse assurément beaucoup. Mais il aime Odette et sa décision est à présent irrévocable : il fera d’elle, comme on dit chez les Dard, la mère de ses enfants.

Ultime incident avant le grand jour : un mari jaloux, pris d’une soudaine fureur à l’endroit de celui qui, pense-t-il, a trahi son amitié, le somme de s’expliquer. La scène a lieu au bord de la Saône, à la fin de l’été.

« Jure-moi que tu ne la baises pas, s’écrie l’homme.

— Je le jure ! fait l’éperdu menteur, ajoutant : Et si tu ne me crois pas, je me fiche à l’eau !

— Eh bien, non, je ne te crois pas ! surenchérit l’homme blessé. »

Frédéric enjambe le parapet et tombe à l’eau. Il est sauvé d’une noyade certaine par des mariniers travaillant dans les parages.

Le matin de son mariage, Frédéric rend visite à Bonne-Maman à l’hôpital où elle vient d’être opérée d’une mastoïdite. Elle lui apparaît pitoyable avec son énorme pansement à la tête. Une dernière fois, elle supplie son petit-fils de renoncer à la folie qu’il va commettre et Frédéric fond en larmes. Puis il la quitte en promettant qu’il ne cessera jamais de l’aimer, qu’elle est son seul amour…

À la mairie où elle arbore un strict tailleur gris, Odette, très ennuyée, annonce à son fiancé qu’elle a reçu le matin même par le courrier son affectation comme institutrice dans une petite ville assez éloignée de Lyon. Cette nouvelle assombrit le repas de noces déjà bien misérable, qui rassemble les Dard, les Damaisin et un invité d’honneur, Marcel Grancher. Le plat de résistance, déniché par le père de la mariée, est un lapin. Catastrophe : Grancher ne supporte pas le lapin ! L’ambiance est tellement tendue qu’au dessert Joséphine, qui a rapporté du magasin quelques farces et attrapes, n’ose pas les sortir de son sac. Au moment de quitter le restaurant, Frédéric, par bravade, donne un rendez-vous galant à la servante du boui-boui.