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Les nouveaux époux se rendent aussitôt à l’Inspection académique où Frédéric, très remonté, demande audience auprès du responsable de la désastreuse affectation d’Odette. L’homme les reçoit, visiblement attendri par les deux tourtereaux qui ont gardé leurs vêtements de cérémonie. Le romancier lui tend sa carte où figure la mention du « prix Lugdunum ». Impressionné par le ton impérieux du jeune écrivain, l’inspecteur promet d’agir au plus vite. Quinze jours plus tard, Odette, incrédule, reçoit sa nomination dans une école du quartier de la Croix-Rousse.

Le voyage de noces des Dard a pour cadre la Côte d’Azur, située en zone non occupée, et est de courte durée. Ils emménagent au cours des premières semaines de 1943 dans un immeuble neuf du quartier de Gerland. Le modeste salaire d’un secrétaire de rédaction au Mois, et les maigres émoluments d’Odette ne leur permettent aucune aisance en une période où les désirs de chacun se bornent à la survie.

Paradoxalement, la vie artistique sauve la population de l’ennui et c’est ainsi que Frédéric et Odette se paient le luxe d’assister, salle Rameau, à un récital de la chanteuse Édith Piaf. Après le spectacle, le jeune journaliste va féliciter la « Môme » dans sa loge, s’arrogeant par la suite le droit de parler d’elle comme de « (son) amie Piaf ». Grand amateur de chanson réaliste, Frédéric ne fait en vérité qu’emboîter le pas à son père qui, longtemps, a réjoui l’auditoire familial, le dimanche matin à l’heure de la toilette. Un nouveau venu le charme tout particulièrement, Charles Trenet, qu’il va également applaudir au Pathé-Palace. Indifférent à l’entourage quelque peu efféminé du « fou chantant », Frédéric lui demande de dédicacer un exemplaire du roman publié peu de temps auparavant par Trenet sous le titre Dodo Manières.

Frédéric fait à cette époque le siège des publications parisiennes, leur envoyant sans désemparer les manuscrits des nouvelles qu’il rédige à jet presque continu. C’est ainsi qu’il écrit, le 20 janvier 1943, à la rédaction commune de Ric et Rac et de Candide :

« J’avais expédié voici quelque temps à Ric et Rac deux nouvelles d’action… Vous me les avez retournées en m’affirmant qu’elles étaient trop courtes pour Candide. Je suppose qu’il s’agit d’une erreur. Cette fois, c’est à l’intention de Candide que j’ai travaillé et j’espère que le phénomène inverse ne se produira pas. Voici donc une nouvelle de vingt pages dactylographiées à laquelle j’ai beaucoup travaillé. »

Il s’agit d’un texte en effet très soigné, intitulé Clarisse Valère — l’histoire d’une vieille fille de village qui voit revenir un ancien flirt et subit de lui un terrible affront — et qui paraîtra bien dans l’hebdomadaire Candide, où il voisine avec des récits de Francis de Miomandre et de quelques autres gloires littéraires du moment.

Frédéric montre sa belle détermination à ne pas s’en laisser conter par les Parisiens… Un matin de cette même année, alors que, comme c’est souvent le cas, il est seul dans les bureaux du Mois, occupé à travailler à l’édification de son œuvre ambitieuse, deux hommes portant l’uniforme de la police allemande font irruption. Plus mort que vif, il est bien obligé de les laisser fouiller le bureau de Grancher, soupçonné depuis quelque temps de faits de résistance, mais qui n’a jamais encore été inquiété. Voici que, par malchance, les gestapistes mettent la main sur des exemplaires de Fascicule bleu, le dernier ouvrage de Grancher, ouvertement anti-hitlérien. Ils font savoir au secrétaire de rédaction que M. Grancher devra se présenter au plus vite au bureau de leur chef, le redouté Barbie.

Dès qu’ils ont le dos tourné, Frédéric prend la décision d’agir. Il sait que son patron se trouve à ce moment à Quincieux, dans la banlieue lyonnaise, en train de déjeuner en compagnie d’amis de la Résistance. Il court jusqu’aux Messageries Hachette toutes proches, y emprunte un vélo et part à vive allure. Grancher racontera la suite de ce noble exploit dans son livre Au temps des pruneaux :

« Je vis déboucher sur le pont suspendu, pédalant comme André Leducq lui-même, mon secrétaire Frédéric Dard.

— Que peut-il te vouloir ? me demandèrent mes convives. Pavais tout de suite réalisé :

— Les Boches ont dû venir me chercher.

J’en eus la conviction intime avant que Fred n’eût ouvert la bouche. L’auteur d’Équipe de l’ombre soufflait tellement qu’il ne pouvait plus parler. Et puis l’émotion…

— Oui… Deux… deux grands malabars, larges comme des armoires. C’est pour Fascicule bleu… Je leur ai dit que vous étiez absent jusqu’à samedi.

— Ils peuvent toujours y compter !

— Alors je vais prendre le maquis moi aussi. Ils étaient mauvais, ils voulaient m’emmener… »

Le soir même, Odette et lui quittent Lyon pour la Savoie et vont se réfugier à Gerbaix dans la maison de famille des Damaisin. La nuit suivante, ils sont la proie d’une belle frayeur lorsqu’une auto s’immobilise tous feux éteints dans la cour de la maison, puis repart mystérieusement, laissant derrière elle une énigme. S’agissait-il d’émissaires égarés de ce Barbie dont les méfaits deviendront bientôt légendaires ? On ne le saura jamais.

Durant toute cette période, Frédéric s’efforce de maintenir autant qu’il est possible les relations qu’il a nouées dans le milieu littéraire. C’est ainsi qu’il ne perd pas de vue François Monnet qui l’invite souvent à assister, dans son appartement de Villeurbanne, à des soirées « jazzy ». Le journaliste ne cesse de l’encourager à écrire des romans policiers — ce à quoi Frédéric se résoudra un peu plus tard — et lui passe commande d’un livre pour enfants. En quelques jours, Frédéric écrit Cacou, l’œuf qui n’en faisait qu’à sa tête, que publient les éditions Volumétrix avec des illustrations de Saint-Marc. Il produira encore deux autres petits albums illustrés, Quelques bêtes parmi celles qu’on appelle sauvages et Des animaux petits et gros, d’ailleurs écrits en collaboration avec François et Alice Monnet, et dont les droits d’auteur sont assez substantiels. Cela tombe à point, Odette venant d’abandonner son poste d’institutrice, car elle est enceinte de leur premier enfant.

Le 26 mai, Lyon subit une série de terribles bombardements. Frédéric est à son bureau du Mois lorsque débute l’attaque aérienne. Il apprend que toutes les lignes de tram sont coupées, et il s’élance à pied en direction de Gerland. Il découvre un véritable chaos et pressent une catastrophe. Dieu merci, Odette est saine et sauve. Elle l’attend au bas de leur immeuble, lequel n’a pas été épargné. Une bordure de trottoir, soulevée par le souffle d’une explosion, s’est retrouvée dans leur lit… Ils emménagent bientôt dans un petit logement de l’étroite rue Calas, à la Croix-Rousse.

Le 9 juillet 1944, Odette met au monde un fils, prénommé Patrice.

10.

Simenon

Deux romans de Frédéric Dard ont paru au cours des premiers mois de 1944. Le premier, Georges et la dame seule, publié par l’éditeur Ophrys, raconte l’histoire mélancolique d’un fils de famille de Bourgoin tombé amoureux de la fiancée d’un voyou. Le second, intitulé Croquelune, est annoncé comme un « roman gai ». Le ton et l’anecdote de ce livre dont l’humour est plutôt grinçant sont nouveaux sous la plume de l’écrivain.