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Croquelune est le nom d’une sorte d’idiot de village évoluant dans le décor expressionniste d’une cité imaginaire mais qui ressemble beaucoup au vieux Lyon. Ce personnage fantasque voit tout et entend tout. Autre protagoniste, le journaliste Rosan-Rosé, cheville ouvrière de L’Indicateur, qui ne rêve que de recevoir le prix Goncourt pour les romans qu’il publie… Il n’est sûrement pas déplacé de voir en lui le porte-parole de l’ambitieux jeune auteur. Dès les premières pages, le lecteur est envoûté par l’ambiance particulière dans laquelle baigne le récit.

« La rue du Haut-Mal était une voie étroite, pleine de miasmes et d’ombres louches, où bivouaquait la population indigène de la ville. Le visiteur non averti aurait pu se croire sur le set d’un studio tellement cette artère ressemblait au décor d’un film réaliste. »

Frédéric a trouvé, loin des modèles classiques ou du dénuement si particulier — mais ô combien difficile à imiter — de Simenon, une voie qui lui est propre.

« Les habitants de la rue, écrit-il encore, passaient dans ce minuscule Harlem leurs heures de liberté, utilisant leurs rares loisirs à se battre ou à faire l’amour, selon leur humeur, en déployant toujours pour ces saines distractions le même entrain bruyant. »

Une ironie un peu amère le dispute au tremblement intérieur qui fait de lui, en ces années sombres, un être passablement écorché, tenté de vivre mais simultanément hanté par la mort. Croquelune, en dépit de cette appellation de « roman gai » qui lui va si mal, louche certainement davantage du côté de Marcel Aymé que de celui de Grancher, dont la prose résolument gauloise, depuis le succès du Charcutier de Mâchonville, commence à faire fureur. Frédéric garde pour lui les réflexions que doivent lui inspirer les livres passablement vulgaires de son « patron », lesquels brillent moins par leur style que par les enfilades de situations cocasses et d’histoires drôles, typiquement lyonnaises, dont ils procèdent.

Celui que Grancher nomme pompeusement, dans un élan possessif qu’on ne peut lui reprocher, son secrétaire, a pigé la technique du prolifique romancier « gai ». Il le voit noter dans son calepin ou sur les nappes des restaurants bons mots et idées amusantes. Il l’a souvent accompagné au cours de tournées de signatures dans les villes de la région et a pu constater l’engouement d’un public varié pour cette forme de fiction fort peu littéraire mais terriblement efficace. C’est même lui qui, à chaque nouveau livre de Grancher, décharge celui-ci de la corvée des dédicaces de son « service de presse » en imitant son écriture et sa signature. La tentation pourrait être grande pour un romancier débutant de mettre ses pas dans ceux du grand homme.

Mais Frédéric est animé d’une autre ambition. Il rêve du Goncourt, on le sait à présent, mais il veut surtout être lui-même et demeurer fidèle à une déchirure dont il sait qu’elle peut se révéler féconde même s’il ignore exactement comment…

Un jour de juin 1944, il orne l’exemplaire de Croquelune destiné à ses parents de cette dédicace : « À toi Maman qui as si grand cœur et à toi cher vieux, cette histoire d’un pauvre type… par un autre. »

Quels que soient les hésitations et les conflits internes du jeune écrivain, il n’en reste pas moins que, jusque-là, tous ses livres, de La Peuchère à Croquelune en passant par Equipe de l’ombre et Georges et la dame seule, ont démontré une certaine habileté à capter l’attention du lecteur. Son style est toujours très lisible, il évite l’écueil, familier aux débutants, de la confusion, des métaphores compliquées, de la surenchère dans les descriptions. Dard est habile, il a comme aurait dit Grancher « pigé » la plupart des ficelles du métier, mais il n’est pas encore vraiment lui-même.

Les Pèlerins de l’Enfer, le roman le plus élaboré de sa « première période », met en scène, dans les années vingt, de la province à Paris, plusieurs générations de personnages impliqués dans des rapports complexes. Rapidement, des figures se dégagent de la suite de tableaux convenus. Claire Rogissard, fille de milieu modeste, « avait vécu la jeunesse qui pouvait le mieux façonner et aiguiser son intelligence, une jeunesse de douleurs, de luttes, de déceptions ». Montée à Paris pour échapper à un destin sordide, elle fait la connaissance d’Ange Soleil, un « pauvre hère de vingt ans aux grâces de Cupidon » vivant dans une mansarde de Montmartre. Le garçon gagne chichement sa vie en faisant de la musique.

Le destin d’Ange Soleil nous intéresse, car il est celui du premier véritable héros dardien. Ayant composé une œuvre symphonique digne de ses ambitions, il se croit « un autre homme, enfanté par le travail en même temps que son œuvre ». Mais, comme l’indique naïvement l’auteur, « dans toute légende bien construite, l’ombre de Satan chemine aux côtés de l’angélique ménestrel ». Ange n’était pas celui que Claire avait cru et son beau rêve s’évanouit. Elle retourne en province et y épouse le taciturne docteur Worms. Ils ont un fils, François, qui montre des dispositions pour l’écriture. Le garçon nous est présenté comme un être « possédant une sorte d’expérience intuitive faisant de lui l’égal d’un homme ayant longuement vécu ».

Pour tortueuse qu’elle soit, l’intrigue des Pèlerins de l’Enfer, que Frédéric mettra un an à mener à son terme, est très révélatrice des tourments de l’âme de l’écrivain. En lui deux démons s’affrontent, celui qui lui souffle de quitter Lyon où son talent s’étiole pour partir, tel Ange Soleil, à l’assaut de la capitale, et l’autre qui le supplie de rester sur ses positions, de les affermir et de prospérer dans une ville où, jusque-là, tout s’est plutôt bien passé.

En vérité, le secrétaire de Grancher semble avoir déjà opté pour la stabilité. Il s’est en effet associé à un certain Chaverot, imprimeur de son état, qui lui a concédé la licence d’une petite maison d’édition à l’enseigne de laquelle a paru, en 1943, Le Norvégien manchot. Et c’est dans les modestes bureaux des Éditions de Savoie que Frédéric établit sa stratégie d’éditeur débutant. Il commence par demander un livre à Dazergues qui, jamais à court de manuscrits, lui confie celui de Feu l’assassin. Il lui vient alors l’idée de viser plus haut. De sa plus belle plume, il écrit à Georges Simenon pour lui demander s’il n’aurait pas quelque « fond de tiroir » à lui fournir. Le romancier belge réside alors en Vendée, très précisément à Saint-Mesmin-le-Vieux, où il se tient prudemment en retrait des « événements ». C’est d’un hôtel des Sables-d’Olonne, où il est en convalescence après une pleurésie, qu’il répond à Frédéric, le 28 novembre 1944.

« Bravo pour votre activité et tous mes souhaits à la jeune maison d’édition. (…) J’aurais aimé vous faire plaisir. Mes nouvelles parues dans Gringoire sont déjà vendues depuis longtemps à Gallimard. (…) Pour les romans, je suis bloqué. Je n’ai rien d’autre de disponible, mais quand je rentrerai chez moi où sont mes archives, je fouillerai celles-ci à votre intention. J’espère que malgré tout je trouverai quelque chose. »

Confiant, Frédéric prend son mal en patience. Au reste, les idées ne lui manquent pas. Il met à profit ses relations parisiennes « repliées », qu’il croise fréquemment à la Maison de la Presse, pour tenter de trouver des auteurs. C’est ainsi qu’Henriette Chandet, journaliste à Paris-Soir » lui donne le manuscrit d’un roman.