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Cependant il n’oublie pas les Lyonnais. Il aime beaucoup l’esprit frondeur de son ami et compagnon de beuverie Paul Philibert-Charrin, peintre et dessinateur. Celui-ci revient d’un long séjour allemand pour les besoins du S.T.O. Il lui demande d’écrire le récit illustré, sur le mode satirique, de son étrange aventure qu’il publiera l’année suivante aux Éditions de Savoie, avec une préface de sa main. Il s’est également lié avec un dessinateur humoristique, Roger Samard, dit Roger Sam, que tout le monde à Lyon appelle le Petit Sam. Roger Sam va devenir l’illustrateur officiel des romans gais de Grancher. La vie, plus tard, resserrera ces liens naissants.

L’année 1945 s’annonce comme une période d’activité intense et diversifiée pour Frédéric. Il publie deux romans littéraires, dont Les Pèlerins de l’Enfer, dédié à Simenon (« Si je ne pensais pas à vous comme à un ami, c’est au romancier Simenon que je dédierais ce livre »), mais aussi Saint-Gengoul. Ce deuxième titre aborde un nouveau secteur romanesque, qu’on pourrait qualifier de sentimental. Frédéric situe l’action de son livre sur les bords du lac d’Aiguebelette, non loin de Gerbaix, le village de ses beaux-parents, un lieu qui lui est peu à peu devenu familier et auquel il s’est attaché. Il y a trouvé le cadre de cette histoire assez pleurnicharde, évoquée sur un mode compassé, languissant. L’atmosphère en est lourde, pareille aux images de certains films démodés dont les acteurs semblent englués dans une psychologie d’un autre âge, déjà. Sa vaste érudition de lecteur de romans joue parfois des tours à Frédéric. Mais elle lui permet aussi, comme dans Saint-Gengoul, de peaufiner des techniques d’écriture nouvelles en s’affranchissant avec désinvolture d’une intrigue spectaculaire. Il se concentre sur l’exploit stylistique à réaliser et y parvient aisément.

Détail intéressant : si la couverture illustrée de Saint-Gengoul, publié par les éditions Cartier dans la collection « Le roman pour tous », rappelle la présentation des livres populaires, la maquette typographique des Pèlerins, soigneusement mise au point par Frédéric, imite à la perfection la célèbre couverture blanche à liserés rouge et noir de la N.R.F. Toujours en relation avec le fantasme littéraire qui, à cette époque, ne le quitte pas un instant, il faut savoir qu’au tout début de l’année, il a écrit à Simenon pour lui faire part de son désir de soumettre à Gallimard l’étude qu’il vient de composer sur son œuvre. Flatté, l’écrivain belge intercède en sa faveur auprès de Gaston Gallimard, le 5 février :

« Frédéric Dard, de Lyon, qui va vous soumettre un ouvrage, me demande de le recommander à vous. C’est un jeune dont j’ai lu toutes les œuvres du début et qui a certainement du talent. Je ne connais pas ce qu’il vous adresse, mais je pense que c’est à examiner sérieusement. »

Mais, après mûre réflexion, Frédéric, peu satisfait de ce qu’il a écrit et soucieux de ne pas se déconsidérer aux yeux d’une maison dont il attend — en secret — beaucoup, renonce à faire lire son fameux « essai », qu’il détruit. En revanche, il obtient de Simenon l’autorisation de faire imprimer le texte de sa conférence du Théâtre des Célestins, sous le titre « L’Aventure », dans les pages de la revue Les Étincelles, que publient les Éditions de Savoie.

En 1945, paraît encore La Mort des autres, un livre surprenant, même s’il confirme les dons d’inspiration suggérés quelques années plus tôt par les deux courts récits qui complétaient Monsieur Joos. Dans sa préface à Équipe de l’ombre, André Warnod ne s’était pas privé de dire que Frédéric Dard était redevable de son prix Lugdunum à ces textes…

La Mort des autres se présente comme un roman, mais il s’agit en réalité d’un ensemble de contes noirs, ayant la guerre pour toile de fond, et qu’introduit un préambule quasi fantastique, intitulé « Rencontre au pays de la vie ».

Dans le décor lugubre d’une gare désaffectée qui fait songer à celle d’Alban-la-Grive de sinistre mémoire pour Frédéric, le narrateur rencontre un personnage « aux mains de squelette » qui dit être la Mort et qui lui inspire les sept histoires à suivre. On assiste d’abord au meurtre d’un maçon dans une cave, perpétré par un jeune écrivain qui s’interroge sur la signification du mot « roman ».

Puis vient l’histoire — dédiée à l’oncle Jean — d’un pauvre diable fasciné par une putain et un unijambiste. Suit l’aventure d’un cocu qui se venge de son rival, dans le décor de Bourgoin et une ambiance torride qui fait songer à l’univers des romans de James Cain.

Le quatrième récit, le plus subtil et le plus envoûtant, met en scène un garçon de huit ans dont la sensibilité subit les ravages de l’amour impossible entre sa mère et le directeur de son pensionnat. Le cinquième texte fait référence à la guerre en évoquant la mort injuste d’un jeune et candide soldat allemand.

L’avant-dernière histoire est en prise directe sur l’actualité, celle de l’épuration que Frédéric envisage dans son absurdité cruelle, terrifiante.

Le final, bref et un tantinet obscur, élève le débat. « Le beau Diurne était blond. (…) Alors le jeune Nocturne vint. Il était brun et son visage, quoique beau, était gris. Il dit : “Diurne, ton règne s’achève.” » Arrive la déesse du Temps qui s’accouple à Nocturne. Ils ont un fils, qui est l’enfant de Diurne.

Le message de La Mort des autres, pour ambigu qu’il soit, tente de nous délivrer du poids du monde pour nous initier à la vision presque éthérée d’une fable de notre destin fatidique. Frédéric, toutefois, s’emballe par moments et nous perd un peu dans les méandres d’une pensée difficile. Ces contes, malgré leurs faiblesses, fascinent par la cruauté de leur propos et, surtout, des personnages dont l’auteur semble véritablement partager la douleur extrême. On le sent capable à présent de livrer une œuvre forte, débarrassée des diverses influences qui encombrent son imagination.

La Mort des autres, par son titre, pourrait faire croire que Dard a cédé aux instances de son ami François Monnet en s’essayant au genre policier. Mais la notion même de crime lui semble encore trop noble pour qu’il accepte de la mêler à une pratique d’écriture inférieure. Simenon a beau être l’un de ses modèles, il ne se sent nullement capable de créer avec noblesse une œuvre placée sous le signe du mystère. Alors, c’est au travers de deux livres mineurs que Frédéric se résout enfin à surmonter ses réticences. Tous deux seront publiés aux Éditions de Savoie.

Le Mystère du cube blanc paraît sous le pseudonyme de F.D. Ricard et met en scène un héros curieusement baptisé « M. Noname », c’est-à-dire « M. Personne ». Le second, La Mort silencieuse, signé Sydeney, ne révèle aucune originalité d’inspiration ou de ton. Frédéric Dard entend faire œuvre de mercenaire. Il se veut surtout efficace, en parfait disciple de Max-André Dazergues dont il admire la vélocité d’exécution.

11.

Le commissaire

Quelque temps après son installation à la Croix-Rousse, où il est d’ailleurs voisin de Dazergues, Frédéric fait la connaissance d’un grand jeune homme blond et musclé qui fréquente comme lui la brasserie Chez Jean. Il ne connaît que son nom, Gregory Alexinsky, et son goût pour la littérature et les arts. Leurs longues conversations roulent ordinairement sur des sujets peu en rapport avec les événements. Jusqu’à ce que, presque fortuitement, Alexinsky demande un soir à son compagnon :