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— Vous habitez le quartier, n’est-ce pas ?

Frédéric acquiesce, évoquant le terrible bombardement qui l’a contraint de quitter Gerland et son immeuble dévasté. Alexinsky lui dit alors en fronçant les sourcils :

— Vous savez que vous êtes en infraction… Nous allons régulariser votre situation. Venez me voir demain au commissariat !

Éberlué, Frédéric apprend ainsi que cet homme cultivé est le commissaire de quartier.

— Vous prenez la police pour un ramassis de lourdauds et d’imbéciles, n’est-ce pas ? fait l’autre avec un demi-sourire. Mais, si je ne me trompe, vous êtes aussi un peu de la partie, non ?

Frédéric comprend alors qu’Alexinsky l’a pris pour un milicien et se récrie avec force. Le policier le calme avec un nouveau sourire complice :

— Je connais Grancher… et je sais que vous écrivez. J’ai d’ailleurs lu certains de vos livres !

Ils seront bientôt les meilleurs amis du monde et l’écrivain convie Gregory à se joindre à certaines soirées plutôt bruyantes et très arrosées, dans le petit appartement de la rue Calas. De sorte que lorsque les voisins sont incommodés, à des heures indues, par les chansons à boire et autres pitreries de la bande de joyeux lurons réunis chez les Dard, il leur est impossible d’aller se plaindre au commissaire de quartier !

Peu de temps avant la Libération, Alexinsky confie à Frédéric qu’il appartient à la Résistance et propose de lui faire rencontrer ses « amis ». Le romancier, emballé, découvre alors un groupe de personnages hétéroclites, certains fort pittoresques comme Ange, un jeune Corse dont il fera le portrait dans le livre de souvenirs publié plus tard sous le titre Le Cirque Grancher.

« Il ne m’appartient pas de rapporter ici ses exploits. Ange est de l’autre côté de la barricade, c’est un gangster sans doute — et il en éprouve du reste une certaine fierté — mais il a servi son pays, précisément dans toute la mesure de ses redoutables possibilités. »

Alexinsky persuade Ange d’emmener Dard avec lui au cours de ses expéditions punitives à travers un Lyon à présent livré au bon vouloir des « libérateurs » et où s’expriment cruellement ces « redoutables possibilités » qu’avec un mélange de candeur et de curiosité littéraire, Frédéric rêve de découvrir.

« Je fus reçu en ami par la bande. Ma qualité d’homme de lettres flattait ces guerriers de l’ombre. On me fit les honneurs de la “bagnole”, une traction emplie d’armes que Banane, le chauffeur espagnol, conduisait avec une rare maestria. Il roulait à une moyenne de cent à l’heure, prenait les virages sur deux roues, montait sur les trottoirs. Je croyais vivre un roman de Peter Cheyney. »

Peter Cheyney ! Ce nom est, depuis peu, synonyme d’émotions fortes pour un grand nombre de jeunes lecteurs français que la guerre a prématurément mûris. Cet écrivain anglais lancé en 1945 par Sven Nielsen, un nouvel éditeur qui a créé à Paris les Presses de la Cité, vient de faire subir au roman policier un véritable tour d’écrou. Puisant dans la lecture de confrères américains — Dashiell Hammett, James Cain et autres auteurs de la revue Black Mask, tous inconnus encore de ce côté de l’Atlantique — une énergie nouvelle, l’ingénieux Cheyney a introduit l’argot et l’humour à froid très efficace dans un genre très différent du bon vieux roman d’énigme. D’où le parallèle que Frédéric ne peut s’empêcher d’établir entre cette littérature et l’atmosphère impitoyable qui baigne les jours sanglants de l’épuration. Mais Cheyney n’est alors pour lui qu’un romancier séduisant, pas encore une influence.

L’argot des malfrats qu’il fréquente l’intéresse, comme celui de Fernand Trignol, orfèvre en la matière, qui vient de publier Pantruche, un recueil de souvenirs truculents sur le cinéma d’avant-guerre. Le livre est illustré par Dubout, autre figure émergente de cette époque. Le dessin humoristique, on l’a dit, fascine Dard qui s’y essaie parfois en amateur, encouragé par Roger Sam. Ce qu’il apprécie chez Dubout, c’est une verve très littéraire mêlant des personnages typés, caricaturaux mais intensément « vécus », à une vision rabelaisienne du monde. L’immense dessin de foule publié par Dubout le jour de la Libération de Paris a captivé l’attention de tous les Français et, singulièrement, du jeune écrivain lyonnais, enchanté par un tel anticonformisme et une telle distanciation…

Cette fin de guerre apporte aussi son lot de tourments et l’hypersensible Frédéric ne reste pas indifférent aux remous déclenchés par le comportement ignoble des garçons qu’il côtoie quotidiennement. Sa présence à leur côté est en vérité ressentie par lui comme un défi à sa propre sensibilité et, de l’accumulation d’horreurs qu’il découvre, va surgir la matière d’un livre sans pareil.

Grancher l’a présenté à René Tavernier qui préside aux destinées de la revue Confluences, fondée en 1942 et que le poète Pierre Seghers a dirigée. Le père du futur cinéaste Bertrand Tavernier a lu et aimé Croquelune et Les Pèlerins de l’Enfer et il a sympathisé avec leur auteur. Celui-ci lui a alors spontanément fait lire le récit qu’il vient d’écrire et, l’ayant apprécié, Tavernier le publiera dans les premiers mois de 1946 sous la couverture prestigieuse des « Romans et essais » de Confluences.

Dans La Crève, Frédéric fait le récit pathétique des dernières heures de P’tit Louis, un jeune milicien lyonnais que l’épuration va ravir à l’affection de ses parents et de sa sœur.

Le livre a pour matériau de base les fameuses virées nocturnes de l’auteur en compagnie de son ami corse et de ses acolytes assoiffés de sang. Ensemble, ils ont connu des heures à peine racontables dans le décor d’une halle aux poissons transformée en tribunal d’exception. Là, tandis que les cris des suppliciés résonnaient entre les murs de faïence éclaboussés de sang, Frédéric a vu s’accomplir l’irréparable sur la personne d’êtres ayant choisi le mauvais camp. Il a vu s’assouvir des vengeances longtemps différées et s’épancher le pire de la nature humaine, au nom d’une justice devenue forcément très relative. Il lui est même arrivé, en compagnie de Jacques Grancher, le fils de Marcel, de tenir la lampe éclairant l’accomplissement d’un règlement de comptes…

Odette s’est émue de le voir s’écorcher l’âme à de tels spectacles, mais Frédéric, fasciné par la violence de ces heures exceptionnelles, n’a fait que succomber à sa curiosité d’écrivain. C’est pourquoi il a écrit La Crève, pour tenter de dire par des mots son émotion, pour se guérir, sans y parvenir d’ailleurs, de l’effarant spectacle qu’il a vécu en le transfigurant par la fiction. Le roman qu’il a composé dans la fièvre s’attache à peindre de la façon la plus réaliste les personnages du drame. Les parents Lhargne n’ont rien fait de mal et il nous les montre assistant, impuissants, à l’agonie morale de P’tit Louis et d’Hélène — qui a couché avec l’Occupant. Ce huis clos immonde revêt les apparences d’une tragédie antique, même s’il n’est que le drame ordinaire de petites gens devenus, durant quelques heures, l’humanité tout entière dans ses faiblesses et ses contradictions amères.

Frédéric a trouvé là un sujet d’exception. La Crève suscite l’admiration de la critique et l’installe comme écrivain sérieux aux yeux de ses pairs. Pourtant, ainsi que le notera quelques décennies plus tard Bertrand Poirot-Delpech, « La Crève n’annonce pas la suite des œuvres de Dard. Certaines descriptions de foules ou de dégoûts intérieurs rappellent l’unanimisme de Jules Romains et les gluances de Sartre. » Mais il remarque aussi que « beaucoup d’images frappantes émaillant le récit annoncent, quant à elles, le narrateur disert de l’œuvre à suivre. La plupart de ces images visent à suggérer la mort de tout. » C’est, en effet, par les émanations de sa philosophie très personnelle que Dard impose sa patte. On est ici en plein désespoir, un désespoir assumé de façon presque complaisante, comme pourrait l’exprimer un romancier d’âge très mûr. Or, Frédéric n’a que vingt-cinq ans.