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Le 7 septembre 1946, Georges Simenon lui écrit du Canada après un long silence. Dans l’intervalle, faute d’avoir obtenu un texte inédit de l’auteur de Maigret, Frédéric s’est décidé à publier la conférence de Simenon prononcée au Théâtre des Célestins, dans Les Étincelles, la revue littéraire de sa propre maison d’édition. La lettre du romancier belge est d’ailleurs adressée à « M. Frédéric Dard, Directeur des Éditions de Savoie ». Il dit se réjouir de lire La Crève prochainement, assurant Dard qu’il a choisi « une excellente écurie, sinon la meilleure en ce moment », en publiant chez Confluences. En réponse à une interrogation formulée par son jeune correspondant, Simenon ajoute aimablement : « Quant à votre installation à Paris, si je puis vous être utile en quoi que ce soit, ne manquez pas de me mettre à contribution. Il est vrai que je suis bien loin pour avoir du poids et que je n’ai jamais beaucoup fréquenté les milieux littéraires et journalistiques. »

Simenon se défile sans doute un peu, mais on le comprend. Durant la guerre, son attitude n’a pas plu à tout le monde. C’est d’ailleurs la raison pour laquelle il s’est éloigné de la France. Mais Frédéric sent bien que si le rêve qu’il caresse devient réalité, il ne devra compter que sur lui-même.

Quelques-uns de ses collègues journalistes sont déjà « montés » à Paris, tel Jean Gorini qu’il a côtoyé à Dimanche et qu’il considère comme un ami, ou Jacques Robert — le futur auteur de Marie-Octobre — qui a quitté Le Petit Dauphinois pour monter à l’assaut des rédactions parisiennes. Robert résume parfaitement l’angoisse du provincial : « Paris, pour Rastignac, est une terre étrangère. Sa langue même est étrangère. Il faut acquérir mille nuances nouvelles et tout oublier des vocables si tenaces reçus dans la première enfance. »

Frédéric ne connaît pas grand-chose de la capitale. Il s’y est rendu récemment en compagnie de son associé Chaverot — lequel a emporté avec lui, à tout hasard, son matériel de pêche ! — afin de convaincre le producteur de cinéma André Paulvé de les laisser publier un roman inspiré par le scénario des Visiteurs du soir, roman que Frédéric se propose bien sûr d’écrire. Paulvé a décliné la proposition, conseillant à ses interlocuteurs de s’intéresser plutôt à un autre succès du moment sur les écrans, Goupil mains rouges.

— Mais c’est déjà un roman ! s’est écrié Frédéric, stupéfait par autant d’inculture.

Chaverot et lui ont ensuite été reçus par l’écrivain Léo Larguier dans un sombre appartement du Quartier latin et là, dans cette atmosphère infiniment plus littéraire, le jeune romancier s’est senti à son aise. Il a compris que c’était là le monde pour lequel il était fait et qu’il lui faudrait sans doute parcourir un long chemin avant d’y accéder.

Le 5 novembre, nouvelle lettre de Simenon, qui vient tout juste de recevoir l’exemplaire de La Crève que Frédéric lui a expédié. « Je vais le lire cette semaine, ce sera un régal pour mes soirées dans un pays où j’ai rarement à lire en français, régal d’autant plus grand que je me réjouis de voir où vous en êtes et que, j’en suis convaincu, vous avez tenu toutes vos promesses. » Frédéric n’a pas à attendre longtemps la réaction de son brillant aîné. Le 12, celui-ci lui écrit à nouveau, de Coral Island en Floride :

« Vous venez de me donner la joie rare des découvertes. Découverte si l’on peut dire car d’autres ont déjà dû vous témoigner leur admiration pour votre petit mais grand bouquin. Je l’ai lu avec passion. Il contient quatre ou cinq pages que je voudrais avoir écrites, ce qui ne veut pas dire que les autres ne soient pas de premier ordre. J’avais confiance en vous depuis longtemps, mais je ne me doutais pas que vous iriez si vite et si haut. Au suivant, mon vieux ! Maintenant vous n’avez plus le droit de nous faire attendre et je me réjouis que vous ayez passé le cap (que nous avons tous dû franchir) après lequel on est soulagé des besognes journalistiques. Elles ne sont pas inutiles d’ailleurs. Mais vous avez acquis votre personnalité, vous n’avez plus besoin de personne. (Puis-je ajouter timidement, mon cher Dard, parce que justement votre livre est si beau : attention aux dialogues encore un peu trop littéraires. S’il n’y avait pas cela, ce serait d’ailleurs effrayant que vous ayez écrit ça à votre âge.) Bravo, de tout cœur. Merci de la joie que vous m’avez donnée. Au travail, mon vieux. »

On imagine aisément la fierté qu’éprouve l’élève encensé par le maître qui, au passage, n’a pu se retenir de lui prodiguer le conseil que la grande Colette avait, vingt ans plus tôt, adressé au petit Sim, lorsque celui-ci faisait ses « classes » dans le roman populaire.

Ces propos flatteurs ont un effet immédiat sur Frédéric : ils lui suggèrent de quitter Lyon et le confort illusoire de sa position de « jeune romancier plein de talent ». Mais Odette s’oppose à une décision qui mettrait précisément en péril une existence paisible et tout à fait honorable. Cette jeune femme intelligente très attachée à l’idée que se fait son mari d’une carrière littéraire, ne manque pas d’ambition. Mais elle estime que le risque serait trop grand et que le vieil adage local, « Qui quitte Lyon perd la raison », pourrait bien revêtir toute sa signification…

12.

À la manière de…

Grancher a définitivement fermé les bureaux du Mois à Lyon et pris la décision de s’installer, pour y vivre paisiblement, à Saint-Idesbald-sur-Mer, une petite cité balnéaire de la côte belge qui fut durant la guerre le théâtre de ses activités d’agent de renseignements. Il y invite son ex-secrétaire qui ne connaît de la Belgique que Bruxelles où il a brièvement séjourné en compagnie de Chaverot, à la mauvaise saison. Frédéric découvre ainsi un pays profondément attachant. Grancher lui fait apprécier une gastronomie qui n’a rien à envier à celle de Lyon, puis ils participent, à Fumes, à la fameuse kermesse de juillet, qui inspirera à Frédéric, en 1948, un joli texte intitulé Kermesse flamande.

L’année 1946 n’est pas une année de grande production littéraire. Après le succès critique de La Crève, le romancier a décidé de marquer le pas. Il se consacre avec zèle aux Éditions de Savoie, publiant le premier roman de Jacques Grancher, un livre de Léo Larguier (résultat de ses tractations parisiennes), puis fait ses premiers pas comme auteur radiophonique. Le 17 août, Radio-Lyon diffuse Qui perd gagne, une comédie en trois actes de Frédéric Dard dont il ne demeure plus aujourd’hui aucune trace. Nous savons seulement que la pièce sera rediffusée le 24 janvier de l’année suivante sur le réseau national, dans le cadre d’une soirée lyonnaise assortie d’un discours prononcé par le président Édouard Herriot. Léon Famoux-Reynaud, un ami de Grancher, a été à l’origine de cette collaboration. Frédéric et lui écrivent ensemble une dramatique, Les jardins romantiques de Lyon, diffusée le 8 juillet 1947.

Frédéric occupe cette période de pause, mais aussi d’affermissement de sa position littéraire sur le terrain local, à rédiger le livre de souvenirs qui paraît au cours du premier trimestre 1947 sous le titre Le cirque Grancher. Il est orné d’une bande racoleuse : « Des anecdotes hilarantes ! L’auteur de Mâchonville et sa joyeuse équipe. » En fait d’anecdotes hilarantes, Frédéric Dard évoque, sur un mode légèrement pompeux et avec une égale bonne humeur, ses débuts au Mois, ses rencontres, le prix Lugdunum qui lui a donné sa chance, la guerre, les écrivains repliés…