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L’ouvrier métallo est fier de sa nouvelle condition. C’est un bon vivant qui adore rire et chanter les rengaines à la mode. Il incarne aux yeux de Benoît Cadet le gendre idéal et la main de Joséphine lui est accordée sans réticences.

Le 20 janvier 1921, Joséphine et Francisque sont unis devant Dieu. À quelque temps de là, Claudia Dard quitte Lyon pour venir rejoindre son fils et sa bru. L’idée de refaire sa vie ne lui est alors pas indifférente. La solitude et son métier lui pèsent. Son légitime désir est exaucé par la rencontre d’un homme dont la position sociale a tout pour la séduire. Frédéric Berlet est en effet le receveur des Postes de Jallieu. Il a soixante ans et la maladie qui le ronge — un cancer — n’est peut-être pas pour rien dans l’indicible attrait qu’il exerce sur l’infirmière. Ils se marient sans tarder.

Claudia et Frédéric Berlet occupent dès lors l’appartement du receveur, situé au premier étage de la poste, dans la rue principale de la ville. C’est là que viendra au monde le premier enfant de Joséphine et de Francisque.

Le jour où la jeune Mme Dard arrive au terme de sa grossesse, Jallieu et la localité voisine de Bourgoin — qui lui sera plus tard rattachée — subissent les rigueurs d’une implacable canicule. En ce 29 juin 1921, plusieurs incendies se sont déclarés qui transforment les rues d’ordinaire paisibles en un véritable pandémonium. En sage-femme accomplie, Claudia assiste sa belle-fille, dont l’accouchement s’annonce mal. Les gémissements de Joséphine se perdent dans le fracas environnant des voitures de pompiers. Le bébé se présente par le siège et Francisque, sur l’ordre de sa mère, part chercher un médecin. Un peu plus tard, Joséphine croit sa dernière heure venue, tandis que son mari, lui tenant la main, s’écrie lugubrement : « Sauvez la mère ! Sauvez la mère ! »

Le nouveau-né, un garçon, est enfin délivré sans que l’accouchée ait eu à en pâtir. Mais force est alors de constater qu’il a une jambe et un bras déformés. Le membre inférieur recouvre rapidement sa mobilité ; quant au bras gauche, il demeure inerte et semble gravement atteint.

En acceptant que son petit-fils voie le jour à son domicile, M. Berlet a émis un souhait que cet homme digne et cérémonieux considère comme un ordre : l’enfant devra porter son prénom. La mort dans l’âme, Francisque obtempère donc et inscrit son fils, dans les registres de l’état civil de Jallieu, sous le nom de Frédéric-Charles-Antoine Dard. Il pardonne à son beau-père qu’il respecte et dont il sait, comme tout le monde, qu’il n’a plus longtemps à vivre.

Le gamin blond au regard bleu, en apparence indifférent aux circonstances difficiles de sa venue au monde, éprouve peut-être dans sa sensibilité le tracas que son infirmité inspire à son entourage. Sa grand-mère se désole de ce petit bras inerte, et elle n’aura de cesse de tenter de remédier par tous les moyens à cette triste réalité. Les premiers souvenirs de Frédéric auront pour objet les différents traitements auxquels Claudia le soumet alors. Le plus souvent, elle l’allonge sur la couverture à repasser disposée sur la table de la cuisine et lui masse longuement le bras avec de l’huile ou du talc. L’enfant contemple ainsi le monde à l’envers. Frédéric, plus tard, suggérera non sans malice que cette posture répétée n’a pas été sans conséquences sur sa vie future.

Le jeune ménage occupe un modeste logement de l’autre côté de la grand-rue de Jallieu. Requis l’un et l’autre par leurs occupations quotidiennes, également éprouvantes, ils confient tout naturellement à Claudia la garde et le soin de leur rejeton. Rien que de très ordinaire pour des gens de leur époque et de leur condition. Mais l’un et l’autre ignorent que, dans l’appartement du receveur des Postes, une singulière histoire d’amour est en train de se nouer entre une grand-mère et son petit-fils.

2.

Bonne-Maman

Jusque-là, Claudia Berlet n’a guère été ménagée par la vie. Elle a payé son premier mariage avec ce triste sire de Séraphin d’une lourde humiliation, devenant, de femme trompée, la divorcée qu’on montrait du doigt. Mais ce qui, au long de toutes ces années, lui a été le plus douloureux, ce fut d’être séparée de ses deux fils, de ne les avoir pas vus grandir. Jean, garçon doux et rêveur, a pour ainsi dire été élevé par une autre famille, et pour cette raison s’est éloigné d’elle. Quant à Francisque, dont le tempérament lui rappelle avec terreur celui de Séraphin, elle n’a pu s’empêcher de venir le rejoindre, comme pour surveiller cette forte nature, l’aider à conjurer la malédiction paternelle.

Frédéric survient dans sa vie comme un don du Ciel pour cette femme superstitieuse. L’enfant s’offre à elle sans retenue, et son instinct maternel s’est épanoui. L’amour forcené qui se fait jour entre la grand-mère et le bambin, nourri chez Claudia d’un désir de revanche sur la vie, laissera pour toujours dans le cœur de Frédéric le sentiment d’avoir vécu cette idylle comme un surcroît de tendresse. Car Joséphine, bien sûr, n’est pas une mère indifférente. Son travail à la boulangerie familiale est seulement un handicap dont Claudia profite perfidement. C’est elle, ainsi, qui promène en « propriétaire » son petit-fils à travers les rues de Jallieu, offrant son infirmité à la curiosité d’autres mères.

Au cours d’une de ces promenades dont le souvenir, curieusement, restera ancré dans la mémoire de Frédéric, on croise une femme entourée de plusieurs marmots dont un petit mongolien. Claudia s’apitoie sur le sort du malheureux puis, exhibant le bras fané de son petit-fils, dit d’un ton larmoyant : « Vous n’êtes pas seule dans votre malheur, madame. »

Frédéric Berlet meurt en 1924. L’enfant, qui s’est attaché à cet homme pompeux et cultivé, apprend en cette triste occurrence qu’il existe un pays appelé le Ciel, où l’on part un jour pour n’en jamais revenir. Il pleure longuement et Claudia le console de façon certainement mélodramatique, car elle s’y entend en cela.

On déménage. Mme Berlet doit en effet quitter l’appartement de fonction du receveur défunt pour une modeste chambre située sous les combles de l’immeuble qu’occupent les parents de Frédéric. Celui-ci dort souvent auprès d’elle lorsque les Dard rentrent tard du travail. Ces nuits avec Bonne-Maman sont précédées d’un rituel immuable. Claudia « prépare » l’enfant dans l’appartement familial, l’emprisonnant dans une sorte de longue chemise de nuit fermée par un lacet, puis elle l’emporte dans les étages. Ce rapt symbolique impressionnera durablement le garçonnet.

L’idée fixe de Claudia est alors de délivrer Frédéric de son infirmité. Elle met à profit le pécule que lui a laissé son second mari pour aller consulter à Lausanne le docteur Nicod, un spécialiste renommé. Ce sera le premier et le plus triste voyage de Frédéric en Suisse, au terme duquel le médecin émet un verdict peu réjouissant : « Sachez qu’un enfant affligé à la naissance d’une telle malformation devient idiot ou supérieurement intelligent. » Ses propos ont peut-être subi quelque déformation dans la bouche de celle qui les rapportera aux parents du garçonnet. Toujours est-il que, pour la grand-mère, cette prédiction n’est à prendre que dans son acception positive. Frédéric, décide-t-elle, sera l’honneur de la famille.

Aux usines De Dietrich, Francisque est passé de simple ouvrier à chef de fabrication. Ce nouveau statut lui dorme des ailes.

Chaque dimanche, il joue de la trompette dans les rangs de la fanfare de Jallieu et, de manière générale, participe à la vie festive de la petite cité où le destin l’a fixé. Il rêve déjà de s’établir à son compte. Le sachant bien installé, sa mère décide alors de s’en aller vivre auprès de sa propre mère, à Glun, dans l’Ardèche. Elle y emmène Frédéric car, dit-elle, le bon air de la campagne ne peut que lui faire du bien. Joséphine ne songe pas à s’interposer. Bonne-Maman, comme on l’appelle, loue donc une petite maison sur les bords du Rhône, à proximité de celle que Marraine, la grand-mère de Francisque, occupe avec son second mari. Celle qui n’a pas peu contribué à détruire le ménage de Claudia vient de commettre en effet une erreur de plus en convolant avec un certain Gustave, rustre et ivrogne. Les mauvais soirs, Marraine est obligée de se réfugier chez sa fille et Frédéric assiste, terrifié, au sinistre spectacle que donne Gustave, ivre mort sous leurs fenêtres, réclamant son épouse. Claudia, qui n’a pas sa langue dans sa poche, répond en termes peu élégants au répugnant personnage.