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Un sentiment d’insécurité s’installe dans la maison de Glun, qui précipite l’effondrement psychologique de Marraine. Elle perd peu à peu la raison, s’enfermant dans un mutisme inquiétant. L’enfant l’observe avec angoisse, se raccrochant à l’affection de Bonne-Maman. Tous deux alors se réfugient dans l’imaginaire.

Depuis toujours, Claudia Dard est une lectrice vorace. Chez elle, tout fait farine au moulin. Littérature classique, romans-feuilletons, almanachs, journaux — car elle se repaît de faits divers. Frédéric sera d’abord gavé de livres destinés aux enfants que sa grand-mère lui lit chaque soir, assise au pied de son petit lit. La comtesse de Ségur voisine avec les recueils illustrés des aventures des Pieds Nickelés ou de Bibi Fricotin. Puis, sans transition, Claudia passe aux Misérables, aux Pardaillan de Michel Zévaco, aux romans de Gyp, voire à l’espiègle Lili. Grâce à cet éclectique environnement, la grand-mère et l’enfant fuient un quotidien sans joie pour s’élancer vers les contrées plus accueillantes de l’aventure, de la féerie et du mystère. Frédéric en oublie son bras malade, combattant vigoureusement Indiens, félons et malfrats. Puis il s’endort, lesté d’un bagage littéraire peu commun pour son âge.

L’atmosphère dans laquelle s’épanouit le garçon échappe aux caractéristiques habituelles d’une vie familiale convenue, parfois très illusoire, mais chargée toujours de sauver les apparences. Le monde, pour lui, ressemble à une sorte de romance gothique dont Bonne-Maman et lui sont les protagonistes privilégiés. Ensemble, ils arpentent des territoires cosmopolites qui n’ont, bien souvent, pas été inventés à l’usage des enfants. Claudia s’en moque. La lecture devient ainsi, pour Frédéric, bien autre chose qu’une simple évasion temporaire. C’est son second pays et le moyen, déjà, de faire à la normalité un bras d’honneur. Sa complice de tous les instants l’y encourage bravement, résolument. Le séjour du petit garçon dans la maison de Glun, parmi ces adultes en perpétuel conflit, pour dangereux qu’il soit, s’accomplit au rythme d’une initiation salvatrice ; il en conservera néanmoins à jamais les stigmates. Une initiation à la solitude en quelque sorte, un apprentissage aux repères secrets de sa vie future.

Le 17 mars 1929, Joséphine Dard met au monde son deuxième enfant, une fille qu’on prénomme Jeanine, en hommage peut-être à l’oncle Jean car cette fois Francisque n’a d’ordre à recevoir de personne en matière d’état civil. Frédéric va sur ses huit ans. Bonne-Maman déménage à nouveau pour s’installer à Rigneux-le-Franc, dans l’Ain. Elle est accompagnée de Marraine et de l’indigne Gustave. Le petit garçon les suit encore. À Rigneux, il fréquente l’école communale, dont le maître a le malheur de s’appeler Lherbette. Il ne gardera guère de bons souvenirs de cet épisode de son enfance. C’est dans la maison louée par Bonne-Maman que Gustave, rongé par la tuberculose, vit ses derniers jours. Autour de Frédéric, l’ambiance est lourde, malsaine. Le jour de l’enterrement de Gustave, on le confie à une voisine qui ne trouve rien de mieux que de le laisser en tête à tête avec un compotier de « cafilloux », ou cerises confites dans l’eau-de-vie. Frédéric, pour tromper son ennui, s’empiffre et, au retour des obsèques, Bonne-Maman devra jeter un voile pudique sur cette première expérience dionysiaque de son cher petit-fils…

Mais il faut bien retourner à Jallieu. Frédéric est alors contraint de redescendre des hauteurs agréables aménagées par sa grand-mère — revenir sur Terre, en quelque sorte. À la maison, ses parents se querellent. Quand il succombe à la boisson, Francisque s’en prend à sa crème d’épouse qui ne lui oppose, en vérité, qu’une maigre résistance. L’amour pourtant soude ces deux êtres que menace le terrible atavisme Dard. Une autre que Joséphine prendrait la tangente, mais elle s’accroche, s’efforce de calmer le jeu. Frédéric les contemple avec effroi. À l’extérieur, le garçon subit l’humiliation d’être montré du doigt par ses camarades d’école, en raison de son infirmité. Lorsque, sur le terrain de football, se forment les équipes, il est toujours laissé pour compte. Bonne-Maman, alors, n’est pas là pour le délivrer de la stupidité des autres. Il se réfugie dans le silence, tire le bénéfice de sa découverte de la solitude. Ou bien il marche longuement à travers la ville. L’une de ses errances favorites le conduit jusqu’à la rue des Fabriques qui longe les murs des usines De Dietrich. Il aime cette enfilade de murs tristes, l’odeur d’huile et de métal chauffé. Ce décor « expressionniste », loin de l’accabler, le plonge au contraire dans une délectation sans pareille. Il fait à son insu l’apprentissage de la rêverie esthétique, celle-là même qui, quelques années plus tard, alimentera ses premiers écrits. Des territoires se dessinent en lui, s’opposent, l’obligent à se diviser en personnages de romances antagonistes. Frédéric, le chevalier servant de Bonne-Maman, se mue sans crier gare en vengeur masqué de son injuste condition. C’est Zorro, Pardaillan, le Masque de fer. Ses beaux yeux bleus perdent de leur douceur et il se sent capable de casser la figure à la Terre entière.

3.

Aillat

Tout enfant doit tôt ou tard se soumettre à la loi commune, subir les contraintes de la norme. À l’école de Jallieu, Frédéric est malheureux. L’étude ne sera jamais son fort, et, pour lui, un long calvaire commence que seule la faite dans un univers de fantaisie parvient à atténuer. Il n’a encore qu’une conscience très relative de cette « saloperie humaine » qu’il fustigera plus tard, mais, d’instinct, il perçoit les aspects ridicules des gens qui l’entourent. Les maîtres, les camarades, les voisins, sont la cible de ses railleries de gamin précoce. Les manifestations d’humeur de son frondeur de père ne sont certainement pas étrangères à ce comportement. Quant au monde « surnaturel » qu’il découvre au catéchisme, il l’envisage de façon circonspecte, car cet être blessé, en dépit de son imaginaire déjà fécond, cherche en vérité à établir des liens concrets avec ceux qu’il aime de façon absolue. Sa vraie religion est sa famille. Les relations envenimées de Bonne-Maman avec son fils sont pour lui un chagrin permanent, rendu plus déchirant encore par l’attitude aimante de Joséphine que sa générosité sans fin englue dans une sorte de léthargie.

Frédéric s’est pris d’une affection immense pour sa petite sœur. Un jour, alors qu’elle vient d’avoir trois ans, il lui offre une petite clarinette en fer-blanc. La fillette parcourt l’appartement familial en soufflant dans son jouet lorsque, soudain, elle trébuche et tombe. L’embout de métal s’enfonce dans son palais et le sang jaillit. Frédéric s’élance en hurlant dans l’escalier, puis dans la rue. « J’ai tué ma petite sœur ! », crie le malheureux garçon qui a cependant la présence d’esprit de courir jusqu’au domicile du médecin de famille. Puis il repart, criant toujours à qui veut l’entendre qu’il a tué sa sœur, jusqu’à ce qu’une femme, alarmée par ses propos, arrête sa course et le console. La blessure de Jeanine est sans gravité et tout rentre dans l’ordre. Mais Frédéric est ainsi fait qu’il dramatise tout, s’émeut de tout avec un sens aigu du mélodrame.