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Bonne-Maman et Francisque ne s’entendent décidément pas et Frédéric est écartelé entre l’amour exclusif de sa grand-mère et celui, maladroit mais bien réel pourtant, de ses parents. Francisque emmène son fils voir des films que des projectionnistes forains font découvrir aux habitants de Jallieu moins gâtés que ceux de Lyon. Le récit qu’il fait de ces rares séances à ses camarades d’école lui valent une admiration qui contraste avec les habituelles rebuffades que lui vaut son infirmité. Alors, il s’enhardit et, prétextant une escapade lyonnaise en compagnie de sa grand-mère, il invente d’autres films que ceux qu’il a vus. Ses souvenirs de lecture viennent opportunément à la rescousse. « Vous avez vu L’homme aux dents d’argent » ? demande-t-il. « Non… Raconte ! » Et Frédéric se lance dans des histoires de crimes, de poursuites infernales, avec un brio surprenant. Il conservera intact le souvenir de certaines de ces affabulations, qui doivent certainement pour beaucoup aux exploits des Pieds Nickelés, ses héros favoris de l’époque, que le romancier se réappropriera plus tard.

Claudia Dard déménage encore. Cette fois, elle part se fixer dans les collines du Dauphiné. Elle déniche une maison à louer au hameau d’Aillat qui dépend du village de Four, à une dizaine de kilomètres de Saint-Alban-la-Grive, la gare la plus proche. La vie y est rude mais rien n’effraie Claudia, pourtant sérieusement handicapée à présent par Marraine, devenue une véritable épave. Les voisins du hameau sont de braves gens, impressionnés par la forte personnalité de ce petit bout de femme à l’allure austère, et heureux de savoir que celle-ci, en cas de nécessité, sait administrer des piqûres et même faire office d’accoucheuse…

Lorsqu’il découvre Aillat, Frédéric s’emballe pour l’inépuisable mine de découvertes et de jeux qu’offrent les alentours. Il a le coup de foudre pour ce bout du monde qui devient bientôt le centre de son monde. Bonne-Maman en est la reine incontestée, veillant à tout, intrépide, vaillante, exemplaire. Plus tard, l’œuvre du romancier résonnera d’invocations au paradis perdu d’Aillat, nommé ou non, mais assimilé toujours au bonheur extatique de l’enfance.

Pour le Noël de ses dix ans, à Jallieu, le garçon reçoit le vélo de ses rêves qu’il ne mérite pourtant pas au vu de son médiocre bulletin scolaire. Dès qu’il le peut, il l’emporte avec lui chez Bonne-Maman. La pratique de ce sport solitaire lui permet de sillonner les chemins caillouteux sur lesquels Marco, le chien noir qui l’accompagne dans ses escapades, s’écorche les pattes. Un après-midi, Frédéric revient très excité auprès de sa grand-mère :

— Un avion s’est posé à La Bartonière ! Le pilote avait des ennuis avec son moteur, alors je lui ai tenu ses outils pendant qu’il réparait. Il m’a donné son nom et il m’a dit qu’il venait de la base de Bron.

Crédule, Bonne-Maman colporte la nouvelle à travers le voisinage, où l’on n’osera pas la détromper. Elle suggère même le lendemain au garçon :

— Tu devrais écrire à ton aviateur pour lui demander s’il est bien rentré.

Tous deux rédigent un brouillon de lettre que Frédéric recopie et que Claudia va mettre à la poste de Four. Quelque temps plus tard, la lettre revient, portant sur l’enveloppe la mention « Destinataire inconnu ». Bonne-Maman comprend alors que son garnement de petit-fils lui a menti mais elle ne lui en fait pas grief, secrètement réjouie peut-être à l’idée de couver un mythomane.

Aillat est le lieu où s’épanouit la nature fantasque de Frédéric.

Où ses lubies ne sont jamais contestées. Cet Héliogabale en culottes courtes a un faible pour les cuisses de poulet. Alors, Bonne-Maman court les fermes avoisinantes à la recherche de volailles qu’elle prépare ensuite avec l’aide de Marraine qui est encore en mesure de plumer et de vider les volatiles. Frédéric s’empiffre, obligeant les aïeules à se nourrir jour après jour de blancs et de carcasses.

Les sens du garçon s’éveillent aussi. Son bras fané le tracasse mais ne l’empêche pas de faire la roue devant les petites paysannes des environs. L’une d’entre elles ne résiste pas au regard bleu du petit prince d’Aillat, ouvrant de nouveaux horizons à sa vie.

Pendant ce temps, à Jallieu, les Dard ont quitté leur appartement de la grand-rue pour une maison coquette de la rue des Jardins. C’est là que Francisque aménage les ateliers de l’entreprise de chauffage et de sanitaires qu’il vient de créer. Il embauche des employés. Il en aura jusqu’à dix-sept, signe, peut-être, de sa folie des grandeurs. Mais il est vrai qu’une indéniable ère de prospérité s’amorce. On fait l’acquisition d’une automobile, une Mathis, aux fauteuils de moleskine beige. Chaque dimanche, la petite famille part en promenade sur les routes de la région. On déjeune dans une auberge et, au retour, Francisque, quelque peu éméché, appuie sur le champignon. Joséphine le supplie de ralentir, ses injonctions provoquant évidemment l’effet inverse. Debout sur la banquette arrière, Frédéric s’enivre de vitesse, encourageant son père soudain changé en héros à ses yeux.

C’est au cours de cette période de relative opulence qu’il fait une rencontre dont les répercussions lointaines peuvent être considérées comme capitales. Joséphine, qui s’est embourgeoisée, a engagé comme femme de ménage une personne d’un âge certain, mais très dévouée, dont le mari est invalide de guerre. Le hasard veut qu’un jour, Frédéric accompagne sa mère au domicile de cette femme et se trouve subitement confronté à un spectacle peu ordinaire. M. Bérurier — puisque tel est son nom — est occupé à prendre un bain de pied — « au singulier », précisera plus tard l’écrivain en évoquant la scène — au beau milieu de la cuisine. L’homme, de taille respectable, est assis devant une bassine où trempe son moignon. Mais ce qui attire irrésistiblement le regard du garçon est sa fausse jambe, posée contre une chaise. Une chaussette est fixée sur la prothèse de bois à l’aide de punaises et des sangles à l’aspect peu ragoûtant pendent de cette jambe factice. Vision inoubliable du véritable Bérurier.

Les émotions se succèdent sans forcément se ressembler, mais toutes ont, semble-t-il, pour effet d’incliner Frédéric à une vision chaotique, cauchemardesque, du monde qui l’entoure et que, dans sa candeur originelle, il rêve de voir lui sourire. Un soir, à Aillat, alors que Bonne-Maman lui fait la lecture, assise au bord de son petit lit, sa voix se brise. Frédéric croit que sa grand-mère épuisée par une longue journée de labeur, est en train de s’endormir et, d’un geste impatient, le jeune tyran la secoue… L’aïeule s’effondre. Le nez pincé, elle a perdu connaissance. Paniqué, le garçon se lève et va chercher du secours dans le voisinage. Une femme accourue ne trouve rien de mieux, en attendant l’arrivée du médecin de Four, que de réciter la prière des mourants. L’angoisse du garçon est à son comble. Lui vient alors l’idée de faire respirer à Bonne-Maman le flacon d’élixir « Bonjean » qui se trouve dans l’armoire à pharmacie. Claudia revient à elle. Le matin suivant, Francisque est averti par téléphone du malaise de sa mère et arrive, en compagnie de Joséphine, à bord de la Mathis. Cet instant de retrouvailles, qui semble abolir toutes les fâcheries, inonde Frédéric de bonheur. Mais d’un bonheur fragile.

La terrible crise de 1929, ayant balayé sans ménagement le reste du monde, finit par se faire sentir partout dans le pays. L’entreprise de chauffage de Francisque, comme tant d’autres, voit ses commandes diminuer. Mais le père de Frédéric feint d’ignorer la menace et, plutôt que de réduire son train de vie, poursuit sa route, immuable, sans écouter les timides mises en garde de Joséphine, avertie par son instinct de terrienne. Il va pourtant falloir licencier plusieurs employés, vendre la camionnette, la belle auto. Joséphine se voit obligée d’emprunter de menues sommes d’argent autour d’elle. Francisque, inconscient, prétend que les choses vont s’arranger. En vérité, elles empirent plus vite que prévu. Les huissiers font leur apparition. Le chauffagiste se cabre face à l’inévitable…