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À cette époque — le début de l’année 1930 —, on se retrouve souvent en famille chez Bonne-Maman. La maison d’Aillat semble préservée des atteintes de l’horrible dépression… À Jallieu, on commence à les montrer du doigt. La faillite est proche. Bonne-Maman et son fils ont d’orageuses conversations qui témoignent de leurs irréconciliables natures. Frédéric les écoute, éperdu, le cœur au bord des lèvres. Il a saisi l’imminence d’un désastre dont l’ampleur le dépasse. De là va naître cette vocation de conciliateur qui s’exercera toujours dans la plus complète ferveur… sans pour autant porter ses fruits. Claudia est dans l’incapacité financière de venir en aide à son imprudent de fils lorsque s’annonce la liquidation de son entreprise.

Rue des Jardins, c’est de la terrasse de la maison d’une petite voisine que le garçon assiste, un matin de 1933, à la vente aux enchères qui clôt sinistrement l’aventure paternelle. Sous ses yeux défilent le bureau de son père, le vaisselier, la table de la salle à manger, les chaises. Le chagrin le submerge lorsque les acteurs impitoyables de cette scène se passent de main en main le petit fauteuil en osier de sa sœur, symbole de l’innocence perdue.

Il ne reste plus aux malheureux qu’à fuir le théâtre de leur infortune. Les parents de Joséphine viennent opportunément à la rescousse en proposant une maison qu’ils possèdent à Saint-Chef, le village du Dauphiné où Francisque fit naguère la connaissance de leur fille. Mais les Dard vont d’abord prendre pension dans une auberge tenue par une certaine Marie Tabardel. Veuve et sans enfant, cette femme au grand cœur n’a qu’un défaut, son penchant pour la boisson. Elle se prend aussitôt d’une grande tendresse pour le garçon au bras fané, lui-même infiniment troublé par les sentiments de cette femme blessée par la vie. Marie s’associe du fond du cœur au désarroi de la famille Dard encore sous le choc de la liquidation.

Mais les bons sentiments ne suffisent pas, Francisque doit impérativement assurer la survie de sa famille. Le maire de Saint-Chef tend la main au gendre de Benoît Cadet et lui propose d’installer l’eau courante au village. Courageusement, celui-ci retrousse ses manches et se met à l’ouvrage. Mais ce chantier n’a qu’un temps.

Par la suite, Francisque devient l’homme à tout faire du village. Plombier, rétameur… Vient le jour où les Dard parlent de déménager à nouveau, ce qui ne réjouit guère leur fils. Frédéric est en effet plutôt satisfait de son sort. Entre Saint-Chef et Aillat, il a résolument pris goût aux mœurs rurales. Son existence douillette auprès de Bonne-Maman lui permet d’aiguiser son penchant pour la solitude, le versant lunaire, complexe, de sa nature jamais satisfaite. Mais au soleil de Saint-Chef, il découvre une vie insoupçonnée, celle de ce Clochemerle qu’il observe avec délectation.

Marie Tabardel n’est pas le seul personnage excentrique du village. Le médecin, le docteur Thévenard, lui aussi porté sur la boisson, le fascine. L’écrivain ne l’oubliera jamais. Il aime aussi beaucoup le maître d’école et partage sans réticence les jeux de ses condisciples en blouses noires. Cette période de sa vie est tout simplement heureuse. Rythmée par les saisons qui apportent leur lot de rites mystérieux et amusants, elle contribue à atténuer — mais à peine — la vilaine cicatrice laissée par la « liquidation » de Jallieu.

À nouveau, le ciel s’assombrit pour Francisque Dard. Il n’y a plus de travail pour lui au village. Aussi prend-il la décision de tenter sa chance à Lyon. Fâché avec la plupart des membres de sa famille, hormis l’oncle Jean, hélas impécunieux, il ne peut quémander l’aide de quiconque.

Le noble élan qui incite Claudia Dard à accompagner son fils et sa belle-fille à Lyon est-il destiné à assurer la protection de la petite famille à nouveau lancée dans une aventure incertaine ? À moins que Bonne-Maman ne se soit juré d’assurer coûte que coûte la protection de son petit-fils ? Toujours est-il que sa présence, dans le minuscule et misérable appartement qu’ils occupent à présent dans le quartier des Brotteaux, oblige tout le monde à se serrer. Francisque, Joséphine et Jeanine, âgée de quatre ans, dorment dans l’unique chambre, tandis que Frédéric doit partager l’étroite couchette de Claudia, dans la cuisine. La nuit, souvent, il lui arrive de se réveiller en sursaut, constatant que sa jambe vient d’entrer en contact avec celle, froide et rêche, de sa grand-mère. Il en éprouve un malaise ineffable dont le souvenir le hantera longtemps.

Par chance, M. Dard a rapidement trouvé de l’embauche dans une usine qui l’engage comme contremaître. Son maigre salaire ne saurait pourtant lui permettre de nourrir les siens. Alors, Joséphine n’écoute que son courage et obtient à son tour un emploi dans une boulangerie du centre-ville. Bientôt, elle prend également du service, la nuit, comme femme de ménage dans un hôtel borgne. Bonne-Maman s’occupe des enfants, de la préparation des repas et de la lessive qu’elle étend par la fenêtre de la cuisine donnant sur une cour sombre et lugubre.

À l’école de Saint-Chef, Frédéric a obtenu son certificat d’études primaires. On peut donc l’inscrire dans un établissement lyonnais. Comme Joséphine rêve de le voir devenir comptable, le choix des Dard se porte sur La Martinière, une école commerciale réputée qui a naguère accueilli sur ses bancs les frères Lumière et l’écrivain Henri Béraud.

Pour l’adolescent, c’est le début d’un véritable calvaire. Chaque matin, pomponné par sa grand-mère, il se rend par le tram jusqu’à la Croix-Rousse. Mais, la plupart du temps, il économise le montant du trajet pour s’acheter des illustrés. Cette provende l’aide à exorciser la terreur des cours de comptabilité. Par chance, ses maîtres font preuve d’indulgence, et eu égard à ses brillants résultats en composition française, il obtient de son professeur de pouvoir lire en paix, assis en solitaire au fond de la classe. Ce qui ne l’empêche pas de se livrer, de temps à autre, à quelque facétie, afin sans doute d’affirmer son refus de toute férule.

Ses parents vont tout de même s’inquiéter de ses médiocres résultats, sa mère, surtout, qui ne comprend pas ses réticences à saisir cette chance unique d’échapper à la médiocrité de leur condition. Un jour où elle lui reproche ses abondantes lectures, Frédéric s’emporte. Sous les yeux de la malheureuse femme, il s’empare de tous ses livres populaires, les Zévaco, les Agatha Christie offerts par Bonne-Maman, les recueils des Pieds Nickelés, les jette par terre et se met à les piétiner sauvagement.

Ce coup de sang passé, Joséphine et lui se réconcilient dans les larmes.

Les condisciples de Frédéric à La Martinière sont, pour la plupart, issus de la petite-bourgeoisie lyonnaise. Pour rien au monde, le garçon ne voudrait laisser paraître les stigmates de la relative misère dans laquelle vivent les siens. Aussi Bonne-Maman s’applique-t-elle à entretenir maniaquement la modeste garde-robe de l’écolier auquel elle a d’ailleurs acheté une superbe serviette en cuir souple que Frédéric conservera durant plusieurs décennies. Une photographie de l’époque nous montre l’adolescent habillé comme un gandin au milieu d’un groupe de potaches affichant une certaine décontraction. Ce souci de respectabilité ne se comprend que trop bien. De la même manière qu’il est parvenu à masquer ingénieusement l’infirmité qui ne cesse pourtant de l’obséder, il peaufine une image de lycéen racé, rebelle à toute discipline, s’efforçant de faire oublier le fils d’ouvrier obligé de dormir dans le lit de sa grand-mère et de se laver dans l’évier de la cuisine.