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Un long entretien sollicité par L’Express lui permet de soumettre à un nécessaire état des lieux le phénomène éditorial qu’il représente. En septembre 1972, il a passé le cap des 114 millions de livres vendus. Chaque nouveau petit format est tiré à huit cent mille exemplaires, battant tous les records en matière de littérature policière française. À la question « Comment se fabrique un San-Antonio ? », il répond modestement :

« À la machine. Ça se passe tôt le matin. J’enroule et je démarre. Moi, une page blanche, ça me rend dingue. Je suis un type empêtré dans la vie. Je me prends les pieds en moi-même, mais une feuille blanche, j’entre en transe. Je commence à écrire une phrase comme un peintre qui prend la couleur au hasard. »

On lui demande s’il écrit vite. « Oui, ça se sent. Je ne me relis pas, ou à peine, sur l’instant, un passage, la page que je viens de commettre. Je corrige, çà et là, quelques bricoles, et puis ça fiche le camp. Si je me relisais, je mettrais tout à la poubelle. »

Au registre de l’inspiration, il confie : « Il m’arrive, quand je suis avec des amis, d’avoir des idées de calembours et de les noter. Toutes mes poches sont pleines de petits bouts de papier. J’en utilise à peine un pour cent. Les seuls cas où j’utilise mes notes, c’est quelquefois le matin, pour commencer un chapitre, quand je suis un peu froid. Ça me sert de détonateur. Mais les métaphores, c’est comme les agressions, ça vient tout seul. » Son interlocuteur lui demande s’il ne se répète pas un peu. « Évidemment, on ne peut pas écrire cent cinquante bouquins sans se répéter. Jean-Jacques Dupeyroux m’assure : “Tu te répètes, mais toujours autrement. Magritte a peint cinquante portes qui ne donnent sur rien, mais les cinquante toiles sont différentes.” Enfin, j’espère qu’il a raison. »

Ayant évoqué ses débuts difficiles, laissant dans l’ombre ses vrais débuts littéraires, Frédéric se lance soudain dans un éloge du genre qu’il honore à sa façon depuis plus de vingt ans : « Je ne comprends pas que le roman policier ne séduise pas davantage l’écrivain tout court. C’est un véhicule idéal. Vous trouvez ça plus mal, vous, de faire passer vos idées en distrayant ? Moi, le roman littéraire, je le trouve gris, ennuyeux, sclérosé. J’ai l’impression de relire toujours le même, avec les mêmes personnages. Et leur façon de moderniser, elle est puérile. Maintenant, on fait un peu de sexe, un peu de pute, un peu de pédérastie, pour faire à la mode. (…) La vie, ce n’est pas ça. »

Il en vient tout naturellement à évoquer ses propres créations, et notamment le duo qui l’a rendu célèbre : « San-Antonio, c’est un personnage artificiel, conventionnel, dégoulinant encore de ses prédécesseurs, les Supermen qui m’ont inspiré. Il lui fallait un folklore. Et, surprise, les gens se sont mis à me parler de Bérurier : “Quel type ! Ce qu’il est drôle !” » Bérurier, qu’il compare à Falstafif, pour la première (et la dernière) fois. Au passage, il clame avec force — un couplet désormais rituel — son admiration pour Céline, puis prend la peine de se dire homme de gauche, tout en s’étonnant de ce que Pauwels et Audiard veuillent le persuader qu’il est « des leurs » ! Naïveté ou rouerie ? Un peu des deux, sans doute, mais surtout le désir de lever toute équivoque sur une attitude qu’il veut humaine, et profondément libertaire.

La presse littéraire, quant à elle, ne lui demande pas son avis. En cette ère de règne absolu de l’université sur l’analyse des textes — ce qui n’est pas nouveau — mais aussi — ce qui l’est davantage — sur la pratique de l’écriture, l’œuvre de San-Antonio étonne, dérange et fait parler. La très sérieuse Quinzaine littéraire de Maurice Nadeau confie à Richard Zrehen, auteur d’une thèse sur San-Antonio, le soin d’affiner l’analyse du phénomène naguère épinglé par Escarpit et ses amis sorbonnards. « Marchandise avenante, coulée au moule d’une forme éprouvée par quelque bon maître, illustre devancier ? San-Antonio, création alimentaire de Frédéric Dard journaliste », écrit Zrehen. Ça commence bien, comme disait Frédéric à Bordeaux. « Héros, bien sûr. Mi-jeune cadre, mi-aventurier. Agressif, dynamique (…), flic jusqu’au bout des ongles, la fatuité et l’outrance d’un play-boy de plage ; phallocrate avantageux et beau parleur, envahissant les digressions d’une philosophie navrante : au mieux naturaliste-kitsch. » La charge est lourde. L’analyste s’attache aux digressions, « destinées à gonfler le lignage, prétention dégonflée quand l’éditeur est contraint de resserrer la typographie jusqu’à rendre le texte difficile à lire ». Il se fait tout de même plus subtil en supposant qu’en matière d’érotisme, « San-Antonio, dénonçant le réalisme, en acte, dissimule, exhibe les postures et les sensations sous des appellations hautement fantaisistes, parfaitement propres à interdire toute mise en représentation du corps sous prétexte de possible censure ». Soit. Mais c’est tout de même faire peu de cas du talent d’un conteur soupçonné de lâcheté — au nom de quoi ? Notre thésard oublierait-il que Frédéric ne publie pas aux Éditions de Minuit ? Il se rachète, en tout cas, en évoquant Béru : « Bérurier est une boule, à la surface de qui court une foule de flux débondés : boulimie, saleté, bestialité, sensualité, charriées par cette langue étrange, perpétuellement en mouvement, qu’est l’argot. Langage défait, à peine constitué, déjà ébranlé par la parole à venir. » Le mot de la fin vaut quant à lui son pesant d’or : « San-Antonio est le Trigano du voyage intensif. » À cette formule assez oiseuse, on préférera ce mot du philosophe François Chatelet, lancé au même moment : « San-Antonio est l’anti-Simenon. Ouf ! » qui nous aide à redescendre sur Terre.

Quelques semaines avant la sortie du nouveau gros roman signé San-Antonio, les Éditions Fleuve Noir font parvenir aux libraires une plaquette intitulée Conorama, par San-Antonio, présentée ainsi par l’auteur : « Chers amis libraires, vous qui tant avez travaillé pour moi, veuillez accepter ce petit travail exécuté pour vous. (…) Vous y trouverez quelques dessins impertinents de trois dessinateurs complices qui ont fait un numéro de jonglerie avec l’un des mots les plus courts et les plus éloquents de cette langue française que je malmène à plaisir. (…) Mon seul vœu est qu’après l’avoir feuilleté, vous soupiriez : “Quel con, ce San-Antonio !” » Suivent, en effet, les élucubrations graphiques de quatre (et non trois) dessinateurs : Mose, Lassalvy, Roger Sam et Rik Cursat, qui ne donnent cependant pas la mesure du livre qu’ils sont censés « annoncer » : Les Con. L’exergue de Louis Scutenaire, « Je vous parle d’un autre monde, le nôtre », dit bien, en revanche, à quoi s’est attelé l’auteur. Au travers d’une fiction très digressive, entrelardée d’extraits d’un surréaliste Con-Magazine imprimé sur papier jaune, Frédéric nous raconte les hauts faits de la famille Con, sur fond d’intrigue policière, elle-même truffée des libidineuses pensées d’un certain La Rochefoucon. Bérurier et Marie-Marie ont un peu de mal à surnager parmi ce flot impétueux, peut-être un peu brouillon, mais qui permet à son auteur de venir provisoirement à bout de sa rage à l’égard d’un mal qu’il s’ingénie à cerner, comme avant lui Flaubert s’en était pris à la bêtise dans Bouvard et Pécuchet.