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28.

Bizarre, bizarre

Frédéric et son épouse ont à présent l’habitude de passer chaque année quelques semaines de vacances à La Baule. C’est là que seront écrites les premières pages d’un roman de facture classique. Le maître de plaisir, destiné — aux dires de son éditeur — à « rompre » avec un trop long silence de l’auteur Frédéric Dard, « débordé par l’immense succès de ses San-Antonio ».

Le héros, Abel, un comédien dans la mouise, vient de vivre au Maroc une expérience tragique — d’ordre criminel, on le pressent — dont il tente symboliquement de dissimuler les « traces » contenues dans une valise à la consigne automatique de l’aéroport de Genève. Pris en main de façon énergique par une jeune femme qui se dit antiquaire, Abel se retrouve dans un luxueux palace de Gaatenbach parmi la faune de riches retraités auprès desquels il va, sans transition, faire office de « maître de plaisir », c’est-à-dire de danseur-gigolo. Le comédien est un homme avili.

« À ses débuts, quand il courait le cacheton, il avait appris à user de l’amour comme d’un argument, nous dit l’auteur. Il savait vaincre la répulsion aussi bien qu’une putain. Une cohorte de sales moments déferla en désordre dans sa mémoire. De très sales moments et des moments très sales (…) qui lui avaient asséché l’âme et mis en bouche un vilain goût de gueule de bois. »

Il tombe sous la coupe de l’épouse d’un milliardaire libanais, véritable monstre de lubricité qui l’entraîne dans un tourbillon dangereux, tandis que nous est peu à peu révélée l’infamie commise par Abel dans un autre palace, à Marrakech. C’est à Beyrouth que le roman prend un tour cauchemardesque, sous la forme d’un rodéo criminel et sexuel orchestré par le couple richissime dont le héros est devenu le prisonnier…

Un autre roman, Les séquestrées, écrit l’année suivante, met en scène Élisabeth, une jeune femme solitaire qui tombe dans le piège que lui a tendu un marchand de tableaux niçois. Prisonnière, elle aussi, des turpitudes sexuelles de cet homme horrible, la malheureuse découvrira finalement la vérité de l’aventure qu’elle vient de vivre en aveugle « marchant au néant ».

Dans ces deux livres d’une infinie noirceur de fond, mais d’une forme curieusement détachée, laconique, s’exprime un désespoir que la vie présente de Frédéric rend quelque peu intriguant. À l’exception d’Élisabeth — dont le prénom n’a évidemment pas été choisi par hasard —, tous les personnages nous sont antipathiques. Ils semblent se complaire dans leur veulerie, l’assumer tant bien que mal, obstinés dans la recherche du pire qu’ils finissent d’ailleurs par atteindre. L’argument policier n’est plus ici qu’un artifice permettant au récit de s’achever sur un effet de vertige qui apparente ces livres à ceux de Patricia Highsmith, un écrivain pour lequel Frédéric n’a jamais caché son admiration.

Mais la critique n’essaiera pas de décrypter ces fables prenantes, qui semblent pourtant vouloir faire écho à ce mot de Barbey d’Aurevilly : « Les peintres puissants peuvent tout peindre, et leur peinture est toujours assez morale quand elle est tragique et qu’elle donne l’horreur des choses qu’elle retrace. »

D’un point de vue plus terre à terre, les signes abondent d’un incoercible besoin du romancier de plonger encore et encore dans le noir lagon de sa vie passée, ramenant dans ses filets, avec obstination, les figurants hallucinés d’une littérature de peur qu’il assume en contrepoint de la déferlante San-Antonio. Et ce qu’il convient de noter, outre sa détermination intacte, c’est la hardiesse avec laquelle les figures du grand-guignol intime des Mureaux, passant d’un décor à l’autre, ont envahi la Suisse… Bien sûr, ces constructions romanesques n’hypothèquent pas l’existence nouvelle de Frédéric, mais elles laissent tout de même entendre que les démons sont toujours là, le harcelant, le secouant sans répit d’irrépressibles convulsions.

Sous ses airs délurés, le créateur s’inquiète à l’évidence pour son âme. Le Dieu de sa petite enfance n’a pas cessé de murmurer à son oreille la liste des blasphèmes exprimés dans son œuvre. Ses flirts réguliers avec des hommes d’Église n’y feront rien, parades roublardes et sincères à la fois. C’est ainsi qu’il a récemment fait la connaissance du révérend père Bruckberger, lui aussi exilé en Suisse où il mène une vie peu conventionnelle au regard de son état de dominicain.

La première visite du flamboyant réalisateur de Dialogues des carmélites, arrivé au volant d’une superbe Ford Mustang blanche, a débouché sur une réelle complicité. Frédéric a tenu à manifester publiquement son adhésion aux largeurs de vue du religieux en dédiant le dernier « gros » San-Antonio, La sexualité, « à Léopold Bruckberger, ce survol en rase-mottes des îles du péché ». Le père Bruck’ ne boudera pas son plaisir à la lecture d’une enquête menant San-Antonio et Bérurier dans toutes les capitales d’Europe afin d’y découvrir les origines de l’impuissance qui frappe un club très fermé d’érotomanes patentés…

Les deux amis se revoient régulièrement jusqu’à ce matin de janvier 1974 qu’évoquera plus tard le religieux dans ses mémoires. « Ce jour-là, nous sommes invités à déjeuner chez Frédéric et Françoise… » Très fatigué, Bruck, perd soudain le contrôle de son cabriolet et fonce dans le décor. Plus tard, veillé par son amie Simone Fabien dans une chambre de l’hôpital cantonal de Genève, il découvre dans son champ de vision : « tel l’Ange de la libération, la bonne bouille de Frédéric Dard, bizarrement déformée par l’anxiété. Dard a la tête d’un clown mais, depuis Rouault, on sait qu’un clown peut exprimer dans le dérisoire — comme il convient à l’espèce humaine — le condensé de l’angoisse. Dard est un personnage tragique qui camoufle sous les gaudrioles de San-Antonio son sens du pathétique de la destinée humaine. Chacun de ses livres n’est rien d’autre qu’une espèce de glissement de pitié envers l’homme qui, comme ne cessait de le répéter Kœstler, est un animal terriblement “mal foutu”. Frédéric Dard perçoit d’instinct ce détraquement congénital d’une nature humaine qui porte en elle la nostalgie d’un ailleurs pur. Mais il n’a pas la pleine conscience de ça : il le subit plutôt comme la cire fond au voisinage d’un brasier… Il attrape l’angoisse des autres comme certains attrapent le virus de la grippe. Il n’a aucune défense immunitaire contre elle. Son dévouement est d’autant plus émouvant qu’il n’hésite pas une seconde à se jeter à l’eau, au secours de qui se noie, et seulement après avoir plongé, il se rappelle que lui-même ne sait pas nager… »

Bruckberger, mal en point, est en effet recueilli au Paradou, soigné, chouchouté par celui dont il trace un portrait pertinent et inspiré. Il ira même plus loin, en affirmant : « Frédéric Dard est un médium à la manière des chiens et des chats qui sentent venir le tremblement de terre. Avant le moment où eut lieu l’accident, il en a eu le pressentiment et l’a dit à Françoise. »

En vérité, s’il n’a jamais manifesté ouvertement une quelconque inclination vers le paranormal, Frédéric n’a cessé d’éprouver dans sa vie une foule de pressentiments, allant jusqu’à créer le détective psychique d’initiation au meurtre, personnage inhabituel dans une galerie plutôt rationaliste. Mais lui-même a été sujet, au cours d’un long périple automobile qui le menait vers Helsinki, à une troublante expérience. Il a soudain eu la vision tangible, dans le rétroviseur, de son ami Jean-Jacques Vital, décédé quelque temps auparavant, lui indiquant par signes de téléphoner. Ce qu’il s’est empressé de faire aussitôt que possible, apprenant de sa sœur Jeanine que leur père venait d’être hospitalisé…