Выбрать главу

4.

Odette

Frédéric Dard a seize ans. En quelques mois, il a perdu les repères familiers de son enfance et fait sa première initiation au souvenir. Seule Claudia lui permet de retrouver sporadiquement le paradis d’Aillat. Mais le décor oppressant des Brotteaux aux rues peuplées d’inconnus lui fait envisager l’avenir sous un jour détestable. Dans le même temps, la fréquentation à son école des rejetons d’une petite-bourgeoisie pourtant très conformiste, l’incite à s’intégrer, même artificiellement, à ce monde nouveau. Son seul véritable refuge demeure la fiction, les feuilletons, les illustrés dont il se gave avec une constance presque désespérée. Le virus inoculé par sa grand-mère a fait son effet. Pourtant, il lui arrive de vouloir en guérir, de secouer le joug d’un sortilège dont tout, autour de lui, lui dit qu’il pourrait bien lui être fatal.

L’envie le prend de fuir un environnement misérable, alors même qu’un amour immodéré pour sa famille l’étreint sans relâche. Ce sentiment familial est comme maladif chez Frédéric. Depuis leur arrivée à Lyon, les Dard ont tenté de renouer avec les membres de la famille paternelle, puis se sont immanquablement brouillés avec eux, par la faute de Francisque. Frédéric s’évertue à rabibocher ces êtres torturés, rendant visite à ses cousins mais se faisant immanquablement rabrouer. Chaque fois, il retrouve l’âcre tiédeur du cocon familial un peu plus désespéré qu’avant, replonge dans ses lectures salvatrices — mais pour combien de temps encore ?

Le jeudi après-midi, Bonne-Maman et lui font de longues promenades à travers la ville. Ils explorent les rues commerçantes, les fameuses traboules, passages mystérieux sinuant entre deux rues à travers les immeubles. Puis ils grimpent jusqu’à la basilique de Fourvière par la montée des Anges aux escaliers interminables. Dans la nef immense traversée de rayons lumineux, Frédéric se laisse gagner par une ferveur indicible tandis que sa grand-mère prie pour que son petit-fils connaisse un sort plus enviable que celui de Séraphin et de Francisque. Celui-ci, humble parmi les humbles, poursuit son calvaire et son seul dérivatif à une existence routinière, épuisante, est la boisson. Il regagne souvent le boulevard des Brotteaux dans un piteux état. Claudia se fâche, Joséphine fond en larmes. Un soir de l’hiver 1936, Francisque rentre à l’appartement le visage ensanglanté, les vêtements déchirés. Le contremaître Dard vient d’être passé à tabac par des ouvriers grévistes pour avoir voulu enfreindre les consignes du Front populaire. L’entêté a préféré subir le traitement réservé aux « jaunes » plutôt que d’obtempérer… Claudia, éplorée, panse les blessures de son malheureux fils sous le regard horrifié et honteux de Joséphine, de Frédéric et de la petite Jeanine.

Les rares moments de détente, voire de bonheur, que Frédéric partage avec son père sont les parties de pêche qui les voient se lever à l’aube, le dimanche ou les jours fériés. Sur le quai de Saône, ils prennent le « train bleu », une sorte de trolley-bus qui remonte la rive gauche du fleuve, puis longe les immeubles rosis par le soleil levant. On arrive ainsi à l’île Barbe, puis on part à la recherche d’une place avantageuse au bord de l’eau. Assis côte à côte dans l’herbe encore humide de rosée, le père et le fils lancent des poignées de céréales cuites destinées à attirer les ablettes. Puis l’on fixe des asticots aux hameçons. Des années plus tard, Frédéric évoque dans une lettre à sa sœur un événement malheureux.

« Je me rappelle un samedi soir. Nous devions aller à la pêche le lendemain. Le papa avait acheté des asticots. La maman et lui se sont attrapés et le père a lancé les asticots par la fenêtre ouverte. Ils sont tombés sur un toit de zinc qui s’élevait dans la cour de l’immeuble. Pendant des heures, j’ai regardé grouiller les asticots sur le toit. Je crois, vois-tu, que ça a été pour moi comme un désespoir démesuré. Ces pauvres astiques symbolisaient tous les malentendus de l’existence, toutes ses déceptions. »

Frédéric n’est pas, par nature, un contemplatif. Assis au bord de l’eau, il s’ennuie un peu. Alors il rejoint en rêve les personnages des romans lus au cours de la semaine écoulée. Des visages de filles le hantent aussi depuis quelque temps et, singulièrement, celui d’une jolie brunette de quatorze ans croisée dans le tram numéro 3, sur le chemin de la Croix-Rousse.

Mais une timidité atroce ronge l’adolescent au bras meurtri. Il va lui falloir trouver un stratagème pour attirer l’attention de la collégienne. Un condisciple de La Martinière accepte de lui venir en aide. Quand, enfin, Frédéric ose adresser la parole à cette proie tant convoitée, il découvre émerveillé qu’il ne lui est pas indifférent. Alors, sa vie bascule. Bien décidé à ne pas laisser passer sa chance, il lui donne rendez-vous boulevard des Hirondelles, près des casernes de la Part-Dieu, un endroit sinistre mais qui pour lui se nimbe des couleurs de la félicité.

Odette Damaisin est de deux ans sa cadette — elle est née le 17 février 1923. Son père, originaire de Gerbaix, en Savoie, est chef de gare à la Compagnie des transports lyonnais et gagne correctement sa vie. Fille unique, Odette a l’habitude de filer doux devant cet homme possessif qui veille à ses études. Qu’importe, puisqu’elle est sérieuse, attentive, nullement dissipée. L’émoi que suscite en elle ce garçon au regard émouvant, différent des autres adolescents, modifie insensiblement le cours de sa vie. Frédéric lui fait parvenir des poèmes écrits pour elle et qu’elle ne peut s’empêcher d’apprendre par cœur. Deux de ces vers resteront gravés à jamais dans sa mémoire :

Mon cœur est un violon dont tu pinces les cordes Seuls tes doigts enchanteurs savent les faire vibrer.

La malchance veut que M. Damaisin mette la main sur quelques-uns de ces hommages lyriques à sa fille ; il les détruit rageusement sous le regard éperdu de la pauvre Odette, en la sommant de ne plus revoir le cancre de La Martinière. L’adolescente lui désobéit alors pour la première fois de sa vie. Peu à peu, cependant, les élans romantiques de Frédéric s’estompent. Leurs rencontres s’espacent. Toutefois un pacte a été scellé entre eux, qu’aucun des deux ne brisera.

Frédéric retourne à sa vie riche de lectures, à l’interminable tourment que suscitent en son âme fragile les dissensions familiales qu’il tente, avec une désarmante candeur, d’atténuer. Il se prend d’une vive affection pour son oncle Gustave, époux excentrique d’une des sœurs de Joséphine, qui officie dans un atelier de réparation automobile de la banlieue lyonnaise. Gustave est un débrouillard. Il s’arrange pour se faire prêter les voitures des clients du garage et vient se pavaner boulevard des Brotteaux sous les fenêtres de l’immeuble des Dard. Frédéric est épaté par ce personnage gouailleur, à la repartie facile, tellement moins ombrageux que son père. Il se confie à lui sans réticences, chose qui lui est malheureusement impossible avec Francisque, empêtré dans des rapports faussés depuis longtemps. Claudia n’est sans doute pas étrangère à l’existence d’un embarras né de sa possessivité maladive. Joséphine, bon gré, mal gré, a dû accepter d’être seulement l’ombre d’une mère pendant de longues années. Quant à Francisque, il est resté le fils de Claudia, la victime d’un sort acharné à son humiliation qui l’a éloigné de Frédéric.