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Cet envoûtant recueil, publié à l’automne 1977, trop discrètement, dans la collection de poche où sont à présent réédités les Frédéric Dard des années cinquante-soixante, passera pour ainsi dire inaperçu et n’a été, à ce jour, réimprimé qu’une seule fois dans un volume où il figure heureusement aux côtés de La mort des autres.

L’année 1977 a été marquée par le retour de Frédéric à ses amours théâtrales, puisque Robert Hossein l’a convaincu d’adapter pour lui Pas d’orchidées pour Miss Blandish, le roman de Hadley Chase, auteur dont ils avaient monté ensemble, au Grand-Guignol, La chair de l’orchidée, en 1955. La pièce est d’abord produite à Genève, au Théâtre de la Comédie, avec une distribution d’où émerge le malicieux Jean-Marie Proslier dans le rôle de Ma Grisson, personnage de virago indomptable qui oscille entre le comique et le tragique.

29.

Tumelat fait homme

Le succès de Pas d’orchidées pour Miss Blandish, bientôt joué au Théâtre de la Porte Saint-Martin, à Paris, incite le duo à se lancer dans une nouvelle aventure. Hossein soumet à Frédéric Angel Street, un classique du théâtre policier anglais de 1939, dû à Patrick Hamilton, l’auteur de La corde. Le choix est judicieux, la pièce ayant souvent été comparée par les critiques anglo-saxons aux plus belles réussites du Grand-Guignol… Une première lecture du texte fait cependant apparaître celui-ci « plutôt exsangue et d’une simplicité linéaire » au regard de son adaptateur. Mais bientôt surgit l’action de ce qui deviendra Le cauchemar de Bella Manningham, un spectacle d’atmosphère prenant, ambigu.

« Ce couple surprenant des Manningham m’obsédait — écrira Dard en préface au programme de la pièce —, l’ambiance mystérieuse de leur grande, trop grande maison également. Et puis, il y avait ce Londres de la fin du siècle dernier qui venait sans cesse buter comme un frelon contre les baies de l’angoissant salon de Bella. »

Simone Valère, Jean Desailly, Patrick Préjean et Jean-Marie Proslier forment la distribution de ce drame en costumes d’époque, mis en scène par Hossein dans un décor surprenant, pourvu de sept portes. Le public et la critique apprécient la pièce qui sera souvent reprise par la suite et figure encore aujourd’hui au répertoire, au demeurant assez pauvre, du théâtre policier français.

Le journaliste Claude Richoz lui propose un jour de rencontrer à Genève l’écrivain Albert Cohen. L’auteur de Belle du Seigneur y mène une vie recluse et, lui dit son ami, se fera une joie de passer un moment avec lui. Frédéric, d’abord hésitant, intimidé par un personnage qu’il imagine froid et distant, finit par accepter, poussé par le désir qu’il a de rendre hommage à un aussi noble représentant de la grande littérature.

Cohen le reçoit en robe de chambre, le monocle vissé à son œil scrutateur. La première réaction du vieillard est de s’écrier, à la vue de Frédéric : « Mais c’est un gamin ! » Son examen se poursuit quelques secondes et il ajoute : « Mais avec un côté vieux crocodile ! » La glace est rompue. Cohen fait asseoir Frédéric près de lui dans un profond canapé pour lui lire quelques-unes des lettres que Pagnol, inquiet de l’exil de cet incurable Marseillais, lui écrivit jusqu’à sa mort, notamment celle où il qualifie la Suisse de « pays vertical et glacé ».

Ils se tutoient sans délai et, dès la deuxième visite de Frédéric, son hôte le supplie d’aller lui acheter des cigarettes turques à bout doré. À son retour, Frédéric observe le vieillard s’emparant avec des mines de collégien fautif d’une enveloppe qu’il transforme en cendrier, puis se livrer à un acte jugé hautement délictueux par l’épouse acariâtre du grand homme. Cette complicité de petits garçons les entraîne plus avant dans les confidences.

Une autre fois, Cohen demandera d’un air suppliant à ce nouvel ami : « Accepterais-tu de m’emmener un jour à Marseille ? » Ce projet, longuement différé, ne prendra jamais forme, Albert Cohen n’ayant plus la force de quitter sa luxueuse retraite.

La fréquentation d’un écrivain certes comblé d’honneurs mais solitaire et oisif n’a rien d’encourageant pour celui qui voit la soixantaine approcher à grands pas. Il a conscience que le moment est venu d’aborder, enfin, aux rivages du grand œuvre, si souvent invoqué mais toujours remis à plus tard, faute peut-être d’un véritable déclic. Son âge, celui de la maturité, la disponibilité d’esprit dans laquelle il se trouve, sans doute aussi l’inanité qu’il éprouve à présent de son extrême aisance financière, vécue naguère de manière flamboyante à Gstaad, vont contribuer à le convaincre de faire un pas en avant décisif.

Un rapide bilan de l’œuvre aide à mieux cerner les raisons qui pourraient lancer Frédéric dans une nouvelle aventure littéraire. La saga San-Antonio ne s’est jamais aussi bien portée, eu égard au soin constant qu’il apporte à sa régénérescence. Elle est devenue son roman familial — et Dieu sait que la notion de famille lui est essentielle, depuis toujours. Elle canalise toutes ses préoccupations, philosophiques, langagières, et fait exploser à jet continu toutes ses colères et ses rancœurs.

Paradoxalement, la fiction de plus en plus discrète qu’il publie sous son nom est caractérisée par l’oubli d’une véritable recherche stylistique, un renoncement masochiste aux prétentions du jeune romancier lyonnais. Cette prose en creux, pourtant si peu innocente, puisqu’elle charrie les figures contrariées de son amour-répulsion du classicisme, commence à lui paraître surannée. Il va donc faire monter en lui la pression de cette colère diffuse qui l’habite mais ne circule dans son travail que sous la forme contraignante — si peu, diront certains — des aventures de San-Antonio. Cette colère a récemment pris pour cible le monde de la littérature, comme pour mieux l’aider à fourbir ses armes. Ainsi dans Vol au-dessus d’un nid de cocu (1978) :

« Les littéraires, hormis leur vie de con, ils ne trouvent rien à te causer sinon de ce qui les environne : les gens, les baraques, le ronron… Ils y mettent du style pour faire passer la merde au chat, mais ce qui leur manquera au tout grand jamais, c’est l’imagination. En littérature, l’acte essentiellement créateur, c’est l’imagination, plus le style, j’en conviens. Mais le style sans l’imagination, c’est une plante grimpante sans support. »

Autre sujet du mécontentement de San-Antonio : la presse.

« Dans les journaux, tu trouves de tout sauf la vraie vérité. Leur vérité, aux canards, elle poisse toujours un peu les doigts, tout comme l’encre qu’ils sont imprimés. Ça provient, tu sais quoi ? de ce qu’on les achète, tout culment. Du fait qu’ils doivent être vendus, ils ne peuvent pas garder la liberté de leurs arbitres, les pauvres ! Y a toujours Pierre, Paul ou Jacques qu’ils doivent penser, ménager, tenir compte. La chierie humaine, c’est qu’il te faut, à peine sorti de la coquille, songer à te rendre achetable. »

Ainsi s’exprimait Bérurier dans Queue-d’âne. Son troisième grief, plus ample, nourri d’une verve intarissable, concerne le monde politique. En 1974, dans Mets ton doigt où j’ai mon doigt, San-A. nous livrait le portrait d’un politicien très en vue doté d’une épouse nymphomane bien encombrante pour ce faux parangon de vertu.

« Tout est contre-vérité chez ce mec impersonnalisé par la politique. Ces gens, n’importe leur appartenance, quand tu les approches, tu tombes toujours sur le même. Depuis longtemps, ils sont vidés d’eux-mêmes et ressemblent à des coquilles d’escargot pleines de terre. Sauf qu’ils ne contiennent, eux, que du vent déjà pété. Ils se suffisent de leur suffisance, preuve que ces ambitieux se contentent de peu. Tous, je le jure, ont la pareille redondance glorieuse, cette même manière d’être convaincus qu’ils convainquent, qu’ils sont moralement importants et détenteurs d’idées. »