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Le gros roman auquel Frédéric consacre le plus clair de son temps, fin 1978, a pour ambition de nous révéler l’intimité d’un de ces personnages que le vulgum pecus ne connaît généralement que de l’extérieur, un géant de la politique française auréolé de mystère et de soufre. Son auteur ne ménage pas ses efforts, ouvrant les vannes à sa fantaisie coutumière sans pour autant perdre de vue le but qu’il s’est fixé : peindre le monde tel qu’il le voit et tel qu’il le juge, en exilé que le sort de son pays ne laisse nullement indifférent. D’ou le titre, explicite : Y a-t-il un Français dans la salle ? qui aurait pu être celui du pamphlet au vitriol que des éditeurs lui ont parfois demandé, mais sans succès.

Le portrait magistral d’Horace Tumelat, président du groupe R.A.S. à l’Assemblée, ne nous épargne aucun stigmate de ce personnage odieux et touchant à la fois, gagné à l’orée de la soixantaine par le démon de midi… Les détails scatologiques abondent, suscités par la veine san-antonienne ici à l’œuvre, mais aussitôt contrecarrée, endiguée par un autre flux d’écriture. Frédéric avouera plus tard s’être « fait peur » en commençant ce livre, puis s’être rassuré en constatant que la convergence de deux courants lui permettait de nourrir au mieux son projet, d’en assurer l’exact processus.

Autour de Tumelat surgissent l’un après l’autre des personnages secondaires bien campés : Ginette Alcazar, sa secrétaire frustrée, le policier Pauley qui vit en couple avec un travesti amateur de cuisine lyonnaise. Mais, surtout, l’objet même du désir complexe de l’homme politique, l’innocente et lumineuse Noëlle, fille unique d’un couple de militants communistes, les Réglisson. Le roman s’attache à nous faire vivre les tourments de Tumelat, amoureux fou de cette adolescente que le destin a jetée devant lui comme une offrande à la misère sexuelle née, peut-être, de son glorieux destin. Le symbolisme de ce long récit truffé de trouvailles et de scènes délirantes assume à merveille le dessein que Frédéric s’est fixé en tressant habilement toutes les composantes de son talent de romancier. Il s’y avance, débarrassé des maniérismes de la saga, intégrant à sa démarche des éléments d’intrigue prenants, nés de sa veine douce-amère. Un ton nouveau surgit, s’impose, qui l’autorise à indiquer, en quatrième page de couverture de l’épais volume sorti des presses à l’automne 1979, cette petite phrase : « San-Antonio et Frédéric Dard ont opéré leur jonction. »

La réaction des critiques est unanime : l’essai a été transformé. On lui reconnaît un don balzacien, une faconde célinienne, certains découvrent même à ce San-Antonio si peu san-antonien un côté fleur bleue. Toutes choses dont ces lecteurs ne devraient pas s’étonner s’ils avaient découvert, en leur temps, Les derniers mystères de Paris et quelques autres Frédéric Dard baignés de larmes… Mais le regard de la plupart des commentateurs se porte ailleurs. Les « retrouvailles » de Dard et de son double littéraire sont montées en épingle. Françoise Xénakis, dans le Matin, cite la phrase du poète Maïakowski : « Et ce soir, à tout hasard, je donne mon concert d’adieu. » C’est trop d’honneur. Pourtant, Frédéric jubile : il a réussi ! Y a-t-il un Français dans la salle ? vient de donner à sa notoriété un tour moins artificiel, clouant le bec à certains de ses détracteurs qui le jugeaient jusque-là seulement vulgaire et vaniteux. Alors, pourquoi ne pas donner l’impression (fallacieuse) qu’on vient de produire un livre tellement définitif qu’il prend l’allure d’un testament ?

Les journalistes qui, à cette occasion, se rendent à Genève pour y rencontrer le romancier rebelle, sont tout étonnés de surprendre celui-ci dans le décor familial et cossu du Paradou, entouré de ses enfants et chouchouté par une épouse aimée. Frédéric vient de recevoir un exemplaire du dernier essai d’Alfred Sauvy, Humour et politique, dans lequel il est commenté longuement par ce déjà vieil admirateur de ses œuvres. Les ventes de Y a-t-il un Français ? 180.000 exemplaires en quelques semaines, confortent l’auteur dans l’idée que le tournant qu’il vient de prendre était le bon et il décide d’écrire un second volet à l’aventure politico-amoureuse d’Horace Tumelat.

Ce personnage lui plaît. Il est le parfait exutoire à sa colère, aventurier lancé dans l’action publique et le fracas d’une vie sentimentale scandaleuse, entouré de créatures arrogantes ou soumises à ses moindres caprices de déviant. Tout le contraire de lui, en somme et du chemin qu’il s’est tracé à l’écart des voies encombrées de ce Paris qu’il a renié… Il préfère la contemplation des cîmes enneigées ou celle de ses toiles favorites — Magritte, Botero, Gnoli, Mathieu, Sandorfi — aux dîners de têtes qui l’effraient et le contrarient. Sa famille lui suffit.

Fabrice, qu’il a élevé comme un père, est à présent un adolescent sérieux. Abdel a dix-huit ans et ne ressemble plus à l’enfant souffreteux qu’il était à son arrivée à Genève. Quant à Joséphine, ses neuf printemps font l’émerveillement de son papa-gâteau. La tribu de Caro et la tribu Dard ont fusionné, si l’on peut dire, de manière hautement symbolique lorsque Francisque, à nouveau solitaire après le décès de sa compagne, en 1972, s’est rendu à l’idée d’épouser en secondes noces Aglaé Janin, la grand-mère maternelle de Françoise ! Le couple formé par ces deux robustes septuagénaires s’est établi à la Varenne où, dans l’aisance créée par leur rapprochement, il coule des jours heureux.

Françoise Dard n’est pas seulement l’épouse comblée d’un romancier à succès. En digne fille de son père, elle veille de près à la mise au monde de l’œuvre de son époux. Première lectrice des San-Antonio, elle en repère les répétitions, les étourderies et autres minimes défauts de fabrication, Frédéric refusant de s’appesantir sur un manuscrit une fois son travail achevé. Elle passe ensuite le relais à Suzanne Beaufils, engagée aux éditions Fleuve Noir par leur directeur littéraire, Patrick Siry.

En 1980, Françoise a l’idée de se livrer à un petit jeu d’érudition consistant à collationner les adages disséminés au fil de la saga. Sous le titre Les mots en épingle de San-Antonio, elle publie un recueil de ces perles qui témoignent de l’inspiration tragi-comique de leur auteur. Dans une note liminaire, celui-ci qualifie cet ouvrage de « devoir de vacances conjugal », précisant que « pendant six mois », (sa) femme n’a pas lu autre chose que (ses) œuvres, la pauvre veinarde, restant ensevelie dans (sa) prose comme un spéléologue dans les entrailles du sol ».

Pendant de temps, Frédéric s’est consacré presque exclusivement à la suite de Y a-t-il un Français dans la salle ? ayant apparemment renoncé à toute nouvelle production signée de son nom. Les clefs du pouvoir sont dans la boîte à gants paraît en 1981 sous une couverture saisissante, puisqu’on y voit une Marianne pendue à une corde, sur fond de drapeau tricolore. Dans un court préambule, l’auteur précise qu’il se considère comme « un saltimbanque de la littérature », ce qui l’autorise à signer ce livre San-Antonio. Faire grincer les dents de ses lecteurs, telle est, dit-il, l’une de ses prérogatives.

Il y réussit plutôt dans cette histoire où se mêlent très habilement le ton Frédéric Dard du Maître de plaisir et de La dame qu’on allait voir chez elle et la faconde de San-Antonio. Deux protagonistes, issus de l’entourage du président Tumelat, prennent ici un relief saisissant : Éric Plante, un homosexuel à l’ambition diabolique, et Ève Mirale, une journaliste cynique et intrigante. L’un et l’autre ne seront pas épargnés par le sort, dans ce maelström parisien qui, sous la plume de Frédéric, revêt des allures de cauchemar. Notre auteur réglerait-il encore des comptes avec cette ville qui, pendant des années, ne lui a inspiré que méfiance tout en assurant sa réussite ? Sous sa plume, les manœuvres les plus basses apparaissent dans toute leur puérilité mais aussi dans toute leur force destructrice. À l’issue de cette nouvelle envolée lyrique sur fond de pouvoir, de stupre et d’espoirs déçus, Tumelat s’écrie :