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« J’écrirai mes Mémoires. Quarante ans de luttes ! Beau, hein ? Quarante ans de coups fourrés, de coups foireux, de basses combines ! Et tous ces grands illustres cons que j’ai à raconter ! Ça se vendra ! Ils aiment qu’on soulève le couvercle de l’Histoire. » — « Tu es plus jeune que Mitterrand », suggère son interlocuteur. « Et alors ? — Tu décroches au moment où pour lui tout commence vraiment. »

Un propos nullement innocent car le romancier a déjà dans son collimateur la personnalité fascinante de celui qui briguera, peu après, la magistrature suprême…

L’académicien Jean Dutourd, qu’il a quelquefois croisé à La Baule et dont il partage les coups de gueule et le regard moqueur sur la vie et les choses, lui dédie son petit livre Un ami qui vous veut du bien. Frédéric en reçoit même un exemplaire spécialement relié à son intention par un Dutourd admiratif « de sa patte breughelienne » et qui le verrait sans déplaisir faire une entrée remarquée sous la Coupole. Ce n’est bien sûr qu’un vœu pieux, plus tard réitéré mais devant lequel Frédéric se cabre avec orgueil et lucidité. Au cours des années à venir, il ne ménagera pas ses sarcasmes à l’encontre de l’illustre aréopage.

De la même façon, il ne supporte pas les décorations et regrette publiquement que Michel Audiard, qu’il apprécie, ait accepté la Légion d’honneur. Il affirme en décembre à Philippe Bouvard : « J’estime tous les honneurs imbéciles. » Et, dans la foulée de cette saine colère, ajoute : « Mes héros mourront avec moi. Pas question de les tuer au détour d’un chapitre. L’exemple d’Agatha Christie m’a beaucoup donné à réfléchir. Elle avait quatre-vingt-cinq ans lorsqu’elle décida de faire passer son Hercule Poirot de vie à trépas. Six mois plus tard, elle mourait aussi ! »

30.

Prémonition ?

Le 27 janvier 1982, Frédéric est l’hôte de l’émission télévisée Le Grand Échiquier, animée par Jacques Chancel. Ce même jour, dans Le Figaro, Guy Lagorce rend un vibrant hommage à celui qui incarne à ses yeux « le rayonnement, la vie et l’irremplaçable parfum de la liberté » : Frédéric Dard.

« Tant pis pour les cuistres, les cafards, les cagots et autres vestales de l’Hécriture qui croient que l’essentiel, en littérature, consiste non pas à participer à l’élan d’une époque mais à accorder ses participes. Tant pis pour tous les penseurs modèle Mai 68 réformés Mai 81 plus dégourdis et finauds que véritablement agités du bocal, snobs comme des fous, recyclés dans le dîner en ville avec gros mots autorisés, histoire de faire peuple. (…) S’il jure, lui, au moins, c’est d’un mouvement naturel qui n’est jamais bas. »

La reconnaissance, décidément, arrive de tous les horizons politiques et ce n’est pas Frédéric, plus libre que jamais, qui s’en plaindrait.

Il vient de passer quelques semaines à travailler en compagnie du cinéaste excentrique et rebelle Jean-Pierre Mocky, très excité à l’idée de porter à l’écran Y a-t-il un Français dans la salle ? et avoue s’être bien diverti. Peut-être regrette-t-il déjà d’avoir prêté main forte à un autre réalisateur, Joël Séria, en l’aidant à adapter son roman La vie privée de Walter Klozett, sorti en salles en mai 1981, dans l’indifférence générale. Il a compris que San-Antonio n’était pas transposable, pas plus à l’écran qu’à la scène où deux adaptateurs, Michel Baumann et Philippe Ferran, ont eu bien du mal à faire vivre le commissaire dans On l’appelle San-Antonio, offrant aux publics lyonnais et parisien une vision peu flatteuse de l’œuvre qui les a inspirés.

Cette intransmissibilité de sa création par tout autre truchement que lui-même doit ravir secrètement Frédéric, même s’il ne l’avoue pas encore. N’est-ce pas la preuve que ses personnages ne sont pas des stéréotypes, mais simplement l’émanation de son âme tourmentée ? De cette âme, il est question dans une chronique donnée, le 30 août, au journal Le Monde, sous le titre étrange Si j’étais Frédéric Dard, par Frédéric Dard. Il tente d’y exprimer le malaise qu’il éprouve à ne pas se sentir « lui-même ».

« Ne pas se sentir soi-même, c’est avoir la certitude absolue de ne pas correspondre à l’idée que les autres se font de vous. Quand je les regarde regarder Frédéric Dard, quand je les écoute parler de lui, quand je lis ce qu’ils écrivent de lui (en bien ou en mal), j’ai le sentiment désagréable qu’il est question d’un personnage absolument étranger à moi. » Il parle en outre d’une « force maligne » qui le contraint à ne pas s’exprimer comme il le voudrait. Serait-ce de la timidité ? « J’ai pourtant cru que l’âge m’en avait guéri. (…) Mais guérit-on d’être mal né ? Je n’osais pas vivre et j’ai vécu quand même, là est probablement mon drame secret, mon humble et infinie misère. » Une humilité quand même un peu suspecte, difficile à croire. À l’issue de cet épanchement quelque peu contourné, Frédéric trouve la formule qui résume et dit tout : « Et je suis là sur ma branche, effaré comme un hibou qui n’a pas entendu chanter les coqs. »

S’il est un organe de presse avec lequel Frédéric semble entretenir les meilleures relations, c’est bien Le Matin de Paris, né à l’ombre du nouveau pouvoir politique. La pourtant très féministe Françoise Xénakis n’y tarit pas d’éloges pour le nouveau San-A, Du bois dont on fait les pipes.

« Nous, les fanatiques, on reconnaît en un regard si ça va être un San-A. au saucisson à l’ail ou un San-A. à l’érection permanente. Du bois…, c’est du San-A. violent, mais c’est surtout un magnifique roman sur la tendresse. (…) Quant à la gent humaine, il l’a encore une fois déculottée, démaquillée. Ils sont tous là, les bipèdes tels que les subodore notre plus grand philosophe vivant. J’ai nommé M. Dard. »

Sensible à cette accolade, Frédéric donne au Matin, quelques mois plus tard, une nouvelle intitulée L’état de grâce, sans aucun rapport avec l’arrivée au pouvoir d’un gouvernement socialiste. Il y fait le portrait d’un couple de détraqués qui s’entretuent à propos d’une planche à voile gagnée dans un jeu radiophonique.

Le 21 avril est sorti sur les écrans le film tiré par Jean-Pierre Mocky de Y a-t-il un Français dans la salle ? L’excellente distribution — Jacqueline Maillan, Victor Lanoux, Jacques Dufilho, Michel Galabru — parachève la non moins judicieuse adaptation du livre. C’est, avec Le dos au mur de Molinaro et Le monte-charge de Marcel Bluwal, l’une des meilleurs transpositions cinématographiques de l’œuvre de Frédéric, ravi d’avoir trouvé un réalisateur à la mesure de sa fantaisie. Il faut convenir que ce San-Antonio-là, réaliste, n’offre pas la même résistance que la saga béruréenne sur laquelle, dorénavant, tous les adaptateurs postulants se casseront les dents. Pendant ce temps, la plupart des romans de Frédéric Dard passent avec un bonheur inégal de l’écrit au petit écran. Abder Isker vient notamment de réaliser pour la chaîne TF1 une version du Bourreau pleure très convaincante, tandis que Nicholas Gessner se prépare à tourner une mouture du Tueur triste (1958) vu sous l’angle de la comédie, avec Edwige Feuillère.