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Francisque Dard s’éteint dans les derniers jours de l’année 1982, à l’âge vénérable de quatre-vingt-sept ans.

Le 29 janvier 1983 a lieu à Genève un événement qui restera marqué dans la mémoire de Frédéric. C’est la Confirmation de Joséphine, célébrée dans la chapelle de l’école qu’elle fréquente. Au cours de l’homélie qu’il prononce, Monseigneur Pierre Mamie, évêque de Fribourg, subjugué peut-être par la présence dans l’assistance de Sophia Loren dont les deux fils font également leur profession de foi, se compare au vieux clown de Limelight, le film de Chaplin. Ses paroles élèvent l’âme — toujours elle ! — du romancier qui, à l’issue de la cérémonie, s’entretient avec l’évêque. Les deux hommes sympathisent et décident de se revoir. C’est Michel Colliard, un éditeur catholique fribourgeois, qui précipite ces retrouvailles de Frédéric et Pierre Mamie, à la faveur d’un projet qui a germé en lui. Il offre à ces deux personnages si dissemblables de s’entretenir longuement, leur promettant de publier le fruit de leurs conversations. L’évêque hésite, mais certainement moins que le père de Joséphine qui se demande si ce projet n’est pas un tantinet présomptueux.

Il a commencé un nouveau long roman au sujet audacieux. Le héros, qu’il a baptisé de façon transparente Charles Dejallieu, lui ressemble comme un frère siamois. Sans peut-être se l’avouer vraiment, Frédéric, imbu de ses échecs comme de ses réussites, a retenu la leçon de C’est mourir un peu. Cette fois, la part de fiction submergera le contenu autobiographique du livre sans nuire à sa lisibilité. L’histoire est donc celle d’un romancier populaire à succès « bien admis des critiques parce que foncièrement marginal et honnête ». Il a choisi de vivre en Suisse, dans un chalet de Gstaad qu’il partage avec son épouse, Mélancolia, une femme au tumultueux passé dont la fille du premier lit, la petite Dora, est la rescapée.

Parallèlement à la description de sa vie présente, tour à tour exaltée, morose et truculente, Dejallieu se replonge à intervalles réguliers dans l’existence de celui qu’il nomme le Petit Garçon, un enfant d’origine modeste dont le lecteur, même ignorant du passé de Frédéric, comprend aussitôt qu’il s’agit de lui. Le récit a quelque chose de fellinien, par la façon dont les scènes s’enchaînent, au gré d’un flux habilement endigué. Le ton général est proche de celui des deux volets de l’épopée Tumelat, quoiqu’une certaine douceur du propos tempère la fresque intime déroulée par intermittences.

Mais voici que, dans la fiction, le décor paisible de Gstaad résonne soudain d’un coup de cymbales : deux odieux personnages mettent à exécution un plan soigneusement ourdi. Ils enlèvent Dora, plongeant Dejallieu et son épouse dans les affres du plus inattendu des drames…

Dans la vie réelle, un individu répondant au nom peu commun d’Edouard Bois-de-Chesne poursuit une carrière d’aigrefin spécialisé dans le cambriolage de villas, manoirs et autres riches demeures du canton de Vaud. Cet homme de quarante-sept ans, marié et père de famille, écoule paisiblement le fruit de ses vols par le truchement d’une antiquaire genevoise. Il a récemment obtenu un entretien avec un milliardaire, Georges Ortiz-Patino, dit « le roi de l’étain », dont la fille Graziella a été enlevée en 1977, en prétextant la préparation d’un documentaire télévisé sur ce triste événement. Bois-de-Chesne, il est vrai, travaille régulièrement pour la chaîne suisse romande, et c’est en tant que cameraman qu’il pénètre la première fois au domicile des Dard, à Vandœuvres, début 1983, pour y tourner des images de la collection de peinture de Frédéric. Celui-ci, évoquant avec sa verve coutumière la passion que lui inspire l’œuvre de Domenico Gnoli, n’a prêté qu’une attention distraite à l’homme qui le filmait, ignorant que Bois-de-Chesne se livrait en vérité à un minutieux repérage des lieux…

Le 23 mars, Frédéric est, comme à l’ordinaire, le premier levé au Paradou. Les deux employées de maison sont logées à l’extérieur et c’est lui qui dresse la table pour le petit déjeuner puis fait bouillir l’eau pour le thé qu’il partage avec Françoise et Joséphine. Cette dernière tardant à descendre, son père s’inquiète. Il monte à l’étage qu’elle occupe et pénètre dans la chambre. Il comprend immédiatement que la pièce a été le théâtre d’un drame, suivi de la disparition de Joséphine. Les draps du petit lit de l’adolescente sont tachés de sang et un billet a été placé en évidence sur le coffre à jouets. On peut y lire : « Prépare deux mille billets de mille francs. Des francs suisses en coupures usagées. Si tu veux revoir ta fille vivante, pas un mot à la presse, pas un mot à la police. »

À la vue de ce terrible message, Frédéric et Françoise tombent à genoux au pied du lit de leur enfant et se mettent à prier. Puis, se ressaisissant, Frédéric envisage d’appeler la police. Son épouse l’en dissuade. Dans un premier temps, le montant de la rançon leur semble peu élevé. Mais ils se sont trompés dans leur calcul. Les ravisseurs exigent huit millions de francs français. Par chance, ils viennent récemment de se séparer du chalet de Gstaad dont le produit de la vente est sensiblement égal à la somme exigée. C’est une bien pâle consolation.

Par l’intermédiaire d’un ami journaliste, Frédéric parvient à prévenir discrètement la police et Le Paradou est bientôt envahi par un essaim d’agents tandis qu’il est lui-même interrogé par Gustave Grémaud, le chef de la brigade criminelle. Son carnet d’adresses est longuement examiné, les deux lignes téléphoniques sont mises sur écoute.

Le romancier croit vivre le scénario d’un des romans d’espionnage qu’il publiait dans les années cinquante. Pourtant, les heures qui passent le plongent peu à peu dans une angoisse qu’il vit dans un état de torpeur. Profondément abattue, Françoise ne réagit pas. Son énergie habituelle semble s’être volatilisée. Impavides, les policiers admettent, au vu de l’analyse des taches de sang trouvées dans le lit, que Joséphine a bien été enlevée.

Tard dans l’après-midi, Gremaud suggère à Frédéric de réunir la somme demandée par les ravisseurs. Puis il met en condition psychologique le père de l’enfant dans l’hypothèse probable où il lui faudra aller remettre la rançon. Une terrible veillée commence. Un autre policier, l’inspecteur Vouillamoz, s’efforce d’atténuer la tension psychologique régnant dans la maison.

À 21 h 45, le téléphone sonne. Un policier met en marche le magnétophone. Frédéric décroche. Une voix d’homme lui dit : « C’est toi, Frédéric Dard ? Je viens te donner des nouvelles de ta fille. » Un dialogue s’engage, qui n’a rien de littéraire. Au terme de cet échange, le correspondant apprend à Frédéric qu’il recevra le lendemain matin une lettre écrite par Joséphine, puis il raccroche.

La tension monte d’un cran au Paradou, tandis que les policiers s’activent : bientôt se fait jour la certitude que l’appel provenait d’Annemasse ou de ses environs, c’est-à-dire de France. La nuit s’écoule. Au matin, on guette le facteur. Insouciante du drame qui se déroule, une camarade d’école de Joséphine sonne à la porte, tenant à la main une boîte contenant un œuf de Pâques…