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Ce jour-là, Frédéric doit participer par téléphone à une émission de radio. La gorge nouée, il s’exécute courageusement. Peu après, Armand de Caro appelle de Guadeloupe où il séjourne. L’éditeur met le trouble de son gendre sur le compte d’un retard dans son San-Antonio en cours…

Mais la journée se passe sans que la fameuse lettre ne soit distribuée. Vers 22 heures, le ravisseur téléphone. Il prétend avoir oublié de poster la lettre, puis il passe le combiné à Joséphine qui s’exprime d’une voix calme, posée, apparemment indifférente. Le kidnappeur signale enfin qu’il ne tardera plus à indiquer par téléphone la procédure à suivre pour la remise de la rançon. Et raccroche.

Sur ces entrefaites, on apprend que des fuites ont eu lieu auprès d’un quotidien de Lausanne. L’angoisse monte encore. L’homme rappelle à 2 heures du matin pour dicter l’itinéraire que Frédéric devra suivre… Peu après, la Maserati du romancier démarre dans la nuit, se dirige vers la banque genevoise où la somme exigée lui est remise puis continue sa route vers le petit village de Russin. Il doit y repérer une cabine téléphonique à l’intérieur de laquelle une lettre est censée se trouver. Celle-ci contient un nouvel itinéraire qui l’entraîne à présent vers les bords du Rhône dans une atmosphère propice au tournage du plus éprouvant des films policiers. Frédéric se gare au bas d’un talus, sort de sa voiture. Il aperçoit une petite auto stationnée un peu plus loin, s’en approche et dépose à l’intérieur le sac contenant les billets. Il reprend le volant, terrassé par l’émotion. Il est 3 heures du matin lorsqu’il regagne Le Paradou, sa mission accomplie. Le ravisseur ne se manifestera pas avant 7 heures, complimentant Frédéric pour son efficacité et lui enjoignant de se rendre à nouveau à la cabine de Russin où une lettre lui indiquera où se trouve sa fille. Les policiers assurent qu’ils se chargeront d’aller chercher Joséphine.

Pendant ce temps, les Dard sont emmenés dans les locaux de la Sûreté où ils sont reçus par un juge d’instruction au physique impressionnant mais affable que ses collègues surnomment Béru — ces choses-là ne s’inventent pas. On leur signale peu après qu’un « léger contretemps » est survenu pendant l’opération menée à Russin par Gremaud. Affolement. Mais un autre appel téléphonique apporte la nouvelle d’une heureuse conclusion : la fillette a été retrouvée saine et sauve. Frédéric et Françoise la rejoignent dans la chambre d’hôpital où elle vient d’être mise en observation. Le cauchemar est terminé.

À l’issue de cette épreuve, courte dans le temps mais d’une effroyable intensité, Frédéric est hébété. De bout en bout, il a tenu bon, inconscient du contrecoup à venir. Quant à la mère de Joséphine, après s’être sentie broyée par l’événement, elle renaît à la vie et son sens de l’organisation se remet à fonctionner. À présent, il reste pour la police à retrouver le ravisseur. Le 25 mars, la Radio suisse romande lance le signalement fourni par un témoin ayant aperçu la veille un individu, le visage recouvert d’un masque à l’effigie du président Mitterrand, entrant dans une cabine téléphonique puis montant dans un fourgon dont il a retenu le numéro minéralogique. L’homme est rapidement identifié comme étant Édouard Bois-de-Chesne. Le 30 mars, il est appréhendé au port de Rolle, au bord du lac de Genève. Bois-de-Chesne avouera d’abord deux escroqueries à l’assurance avant de convenir qu’il est l’auteur du rapt de Joséphine Dard.

De retour au Paradou, la victime du machiavélique cameraman souffre de cauchemars répétés. Ses parents font l’acquisition d’un chien de garde pour tenter d’apaiser son incessante appréhension de voir surgir devant elle celui qui vient d’être écroué à la prison de Champ-Dollon, à Genève. Quelque temps plus tard, la famille Dard s’envole pour Marbella, dans le Sud espagnol, où les de Caro possèdent un appartement. Joséphine n’a cependant pas fini de revivre le drame dont elle vient d’être l’innocente protagoniste, pas plus que son père qui va devoir subir la pénible épreuve de l’instruction. Il est bientôt confronté à Bois-de-Chesne au fil d’interminables interrogatoires dont il ressort meurtri. À la surprise d’un des avocats de la défense qui lui demande de préciser ses sentiments face au ravisseur de sa fille, il a ces mots : « Je suis sans haine. C’est déjà pas mal… »

Sans haine, mais pas sans états d’âme. Un sentiment prévaut alors en lui, fait d’un mélange de fatalisme et de culpabilité. Il craint d’avoir attiré sur lui, comme un paratonnerre attire le feu du ciel, la vengeance du sort attisée par le roman auquel il travaillait quelques heures encore avant le drame. Ce livre dans lequel il imaginait en toute innocence le rapt d’une fillette, la propre belle-fille d’un sosie de lui-même. Avouons, en effet, qu’il y a là de quoi troubler un être comme Frédéric, sujet aux pressentiments et aux signes du destin. Il n’est bien sûr plus question pour lui de reprendre son manuscrit, qu’il enferme dans un placard et s’efforce d’oublier.

31.

Mitterrand guest-star

La cent-quinzième enquête du commissaire San-Antonio paraît en septembre 1983 sous le titre Remouille-moi la compresse. Au détour du premier chapitre survient un personnage aisément reconnaissable, « si beau, si romain, si pareil à Thierry Le Luron » : le président François Mitterrand lui-même. Il y a sûrement quelque malice de l’auteur à introduire dans la fiction le chef de l’État français alors en pleine crise d’impopularité.

« Le Président fait quelques pas glissants dans le bureau, car sa démarche est adaptée aux tapis roulants. (…) Il y a du matou somnolent et du rapace aux aguets dans ce regard qui se réserve. (…) C’est pas le genre d’homme qui se marre tellement, quand il lui arrive de sourire, on dirait la pub des pilules Trucmuche pour les maux d’estom’, la photo illustrant “avant” la prise du remède. En comparaison, Buster Keaton a l’air d’un joyeux drille. »

La peinture est sévère, mais assez juste, bien qu’il ne s’agisse que d’un croquis préparatoire. Le Commissaire San-Antonio devient bientôt le confident du président, qu’il ne parvient pas à prendre au sérieux tellement celui-ci lui fait songer à Tino Rossi. Il apprend ainsi « à quel point son environnement de gauche le fait cruellement chier, ces gens se croyant obligés de s’appuyer sur la pureté. Il envie, m’avoue-t-il, son prédécesseur auquel ses idées libérales, son sang réputé bleu et son parler irréversiblement XVIe permettaient de pratiquer une politique de gauche sans avoir l’air de tout chambarder. » L’analyse s’affine encore, un peu plus loin : « Il y a je ne sais quoi de pathétique chez cet homme et qui m’a toujours remué profondément, c’est ce divorce profond qu’on devine entre ses actes et ses sentiments. »

Quinze ans plus tard, les biographes les plus avisés du Grand Cachottier ne diront pas autre chose. L’estime du commissaire procédera donc d’une complicité un peu louche pour l’homme d’État décalé, atypique. « L’illustre sympathie du personnage me chauffait la tripe comme un vin capiteux. Bref, je l’aimais. »

L’irruption du président dans la saga provoque d’immédiats et profonds chamboulements. Bérurier, remarqué par le grand homme, remplace illico le Vieux à la tête de la police ! Un peu plus tard, dans Bacchanale chez la Mère Tatzi, il sera bombardé ministre de l’Intérieur. On imagine la réaction de son ancien supérieur qui doit subir sans broncher les initiatives les plus incongrues du Gravos, quand bien même le Vieux a réintégré son bureau directorial et San-Antonio sa place « à la droite du Dieu retrouvé ». Dégustez, gourmandes ! (1985) renoue avec l’ordonnancement durablement éprouvé de la série et les lecteurs s’y retrouvent enfin. La guest star prestigieuse et irrésistible s’imposera enfin dans Après vous s’il en reste, monsieur le Président (1986), quelques mois seulement avant la première invitation officielle de Frédéric Dard à l’Élysée.