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Mais revenons-en à l’œuvre brutalement interrompue par l’enlèvement de Joséphine et dont les personnages, comme le dira Frédéric, se sont mis soudain « à gémir et à appeler » du placard où ils sont retenus prisonniers. Reprenant le manuscrit nimbé du profond mystère de la prémonition, son auteur inscrit au bas de la page où il avait abandonné Charles Dejallieu et le Petit Garçon :

« C’est à ce point précis de mon livre que l’impensable s’est jeté sur ma vie et que ma propre fille a été kidnappée, comme si le sort voulait me faire mesurer l’horreur d’une situation que j’inventais. »

Stoïquement, il reprend le cours de son récit, alternant l’intrigue policière et les tranches de la vie de l’enfant au bras meurtri dont la fin de l’histoire nous apprendra qu’il est bien Charles Dejallieu. Curieusement, un seul, et non le moindre, des souvenirs évoqués au fil du roman ne correspond pas à la réalité de la vie de Frédéric. Le Petit Garçon évoque en effet un court séjour en solitaire à Venise, quelques semaines seulement après son mariage. Là, dans un petit hôtel donnant sur le Grand Canal, il aurait fait la connaissance d’un « Italien blond » parlant le français et qui, un soir, profitant de sa visible inexpérience, lui aurait fait des avances. Le narrateur précise qu’au moment où l’homme tente de la séduire, il est lui-même en train de lire La Peste de Camus (« La couverture N.R.F. veille au cœur d’une Venise conquise par le graillon. ») Terrorisé, le Petit Garçon repousse l’individu et décide de fuir sur-le-champ. « C’est un être traqué qui attend l’aube, prépare son bagage, règle sa note furtivement et se sauve en coltinant sa petite valise en carton. »

Cet épisode fictif n’est pas amené par hasard à un détour capital de la vie de l’auteur. Il pourrait bien symboliser, de façon audacieuse, réverbérée à plusieurs reprises dans l’œuvre, la tentation parfois vécue de succomber à ce qui lui semble alors comme une terrible déviance. Son jugement se teintera plus tard de doute, passant de la condamnation sévère et paillarde véhiculée dans les San-Antonio — rappelons-nous la réponse cinglante de Frédéric au professeur Aguilar, lors du colloque de Bordeaux — à une tolérance de plus en plus affirmée dans un certain nombre de romans signés Frédéric Dard. Le malaise de l’écrivain n’a rien d’étonnant au regard de l’image profondément machiste qu’il a, dès le début de la saga, donnée à San-Antonio. Par la suite, c’est par le biais d’intrigues souvent retorses et ambiguës qu’il a jugé opportun de mettre un bémol au jugement scandalisé de ses propres débuts dans l’existence.

Parallèlement à l’écriture de la seconde partie du roman finalement intitulé Faut-il tuer les petits garçons qui ont les mains sur les hanches ? Frédéric accepte la proposition de l’éditeur Michel Colliard, et se livre à une longue série d’entretiens avec Monseigneur Mamie.

D’homme à homme consistera en une interview de l’évêque de Fribourg par l’auteur de romans policiers, lequel fait d’abord preuve d’une excessive humilité. « Vous croyez, demande-t-il, que Dieu est indulgent avec les saltimbanques ? » L’ecclésiastique ne lui fait pas la part facile, en précisant : « En ce qui vous concerne, soyons clairs. Je pense que les gens qui ont l’expérience de l’amour humain sont moins choqués par certaines pages de San-Antonio que ceux qui ont choisi le célibat et qui le vivent. (…) Les images trop crues et trop violentes encombrent les rêves et l’imagination. » Mais, peu à peu, leurs deux voix s’accordent sur l’idée de la vocation, Pierre Mamie concédant : « Vous n’avez pas de retenue, si ce n’est dans l’orthographe, le style et les règles de la syntaxe, de la poésie et de la création littéraire. Mais nous, nous sommes ministres d’un Autre. »

Frédéric s’enhardit : « Moi, ce qui m’intéresse dans la littérature policière, c’est la possibilité de défoulement qu’elle représente. Elle me permet d’être torrentiel et d’aller aux limites du langage. (…) Je paie ma part de complaisance au public. Moyennant quoi, je suis libre, ou plus exactement, je suis un homme de libertés. Je peux gambader, je peux tout dire. » Il profite de l’élan de cette confession publique pour avouer : « Je suis un homme qui gagne passablement d’argent avec les gauloiseries que vous savez, figurez-vous que j’ai quelquefois une espèce de fringale de n’en pas gagner. La première des puretés qu’on puisse connaître en ce monde, c’est de se débarrasser de l’argent. »

En octobre 1984 a lieu le procès du ravisseur de Joséphine devant la cour d’assises de Genève. Édouard Bois-de-Chesne exprime tardivement ses regrets pour l’acte odieux qu’il a commis, mais il n’empêchera pas les huit jurés de le condamner à huit ans de réclusion. Frédéric affirme au sortir de l’audience : « Je n’ai pas de haine, que du mépris. Je n’étais pas venu au procès dans un esprit de vengeance. »

À quelque temps de là, Frédéric reçoit le journaliste Jean-Louis Remilleux dans sa ferme de Fribourg. Il lui fait part de l’état de fragilité de Joséphine qui ne fait plus un pas sans être accompagnée de son gros berger allemand. Sa propre blessure a du mal à se refermer. Pas question pour lui de sombrer dans une méfiance de tous les instants, ni d’exprimer un illusoire ressentiment à l’égard de celui que le destin a transformé en acteur d’une fiction d’horreur, mais dont il se demande s’il n’aurait pas lui-même, de manière inconsciente, dicté la conduite, par le truchement de son roman prémonitoire.

Frédéric aura maintes fois l’occasion d’en revenir à ce sujet troublant au cours d’entretiens avec des journalistes, ou lors de son nouveau passage à l’émission Apostrophes, fin novembre. Il se livre à d’autres confessions, lorsque Raphaël Sorin, dans Le Monde, l’amène à faire un rapide bilan de sa carrière. Pour la première fois, Frédéric évoque sans réticences la période de sa collaboration avec Marcel Grancher.

« Il écrivait des bouquins truculents. J’ai compris que la veine comique avait une clientèle énorme. Ce fut une formation par osmose. Le point commun entre Grancher et moi, c’est l’énorme. On ne recule devant rien pour faire rigoler. À Lyon, j’ai préparé ma petite tambouille. Je ramassais aussi de sacrées cuites… »

De tels propos n’ont rien de surprenant pour celui qui a suivi la gestation de l’œuvre de Frédéric Dard. Il n’en reste pas moins que c’est peut-être la première et la dernière fois que le romancier reconnaît à l’auteur à présent disparu du Charcutier de Mâchonville un rôle aussi éminent dans sa propre éclosion.

En 1985, se produit un événement considérable : San-Antonio fait son entrée dans le Petit Larousse. Le manuel favori de Bonne-Maman — celle que les habitants d’Aillat nommaient joliment « Mme Larousse » — accueille non pas Frédéric Dard l’écrivain, mais « le personnage truculent et peu conformiste » de ses romans. Un peu chiffonné par cette dichotomie malencontreuse, Frédéric reste cependant beau joueur. « C’est ma créature, dit-il, je suis derrière, comme les marionnettistes. D’ailleurs, Guignol est célèbre, mais qui connaît son père ? » Il ajoute même : « C’est une espèce d’objectif qui n’en était pas un et que j’ai atteint sans le vouloir. San-Antonio, c’est moi, la gueule et les exploits mis à part. » Il évoque à cette occasion ses débuts difficiles et précise pour ceux que les chiffres intéressent que son éditeur a vendu jusque-là près de 200 millions d’exemplaires de ses livres…