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Armand de Caro, précisément, abandonnera la direction du Fleuve Noir en mars de l’année suivante, se consacrant exclusivement à la gestion de l’œuvre de son gendre.

En juillet 1988, la mort de Michel Audiard lui inspire un hommage que Libération publie sous le titre : « C’est quoi un homme en vie ? » Ému par la fin rapide de cet homme qui lui ressemblait comme un frère, bien qu’ils n’aient jamais été amis, il se fait l’avocat de leur différence. « On faisait un peu semblant, juste pour dire : semblant d’écouter, semblant d’écrire, semblant de compter en banque, de voter aussi, parfois, semblant d’être Michel Audiard et Frédéric Dard. Ils nous faisaient honte et grandement chier, tous, mais on s’efforçait de les amuser un peu pour leur apprendre à vivre. Abeilles désœuvrées, nous tentions de transformer leurs turpitudes en rigolade. On leur montrait notre cul, notre nez rouge qui s’allume (…), on agitait leurs draps sanieux pour qu’ils en respirent bien l’odeur. (…) C’est quoi, un homme en vie ? C’est un homme qui comprend tout et qui devine ce qu’il ignore. C’est un homme qui transforme sa misère en chanson de salle de garde. »

Cette fanfaronnade devant la mort d’un autre ressemble fort à l’affirmation de sa propre peur devant l’inéluctable. Traumatisé par sa commotion familiale, Frédéric exhibe son angoisse de l’âge sans honte et sans pudeur.

L’amitié indéfectible de Hossein lui est d’un précieux secours, au début de l’année suivante. Ensemble, ils travaillent sur un film d’espionnage, Le caviar rouge, avec Genève pour décor. Dans la foulée, Frédéric en écrit la version romancée qu’il publie sous leurs deux noms, selon une tradition amorcée des années auparavant avec Le sang est plus épais que l’eau. Il se consacre ensuite à la rédaction d’une pièce que son complice aimerait monter à Paris. Le metteur en scène n’a exprimé qu’un seul désir : que l’action se déroule à proximité d’une gare. Frédéric décide de situer sa trame policière en 1925, dans une ville anglaise triste et brumeuse. Ainsi naîtront Les brumes de Manchester, drame de mystère classique, parfaitement structuré, dont la particularité est justement d’apporter à la rigueur de sa construction une humanité inquiète, douloureuse.

L’inspecteur Byrne, qui mène l’enquête sur la mort de William Collins, est troublé par la présence dans la grande maison d’un jeune débile mental, entouré d’une famille plutôt ravagée. Françoise Brion, George Marchal et Paul Le Person accompagnent le succès de la pièce, créée le 12 septembre 1986 au Théâtre Marigny. Les brumes de Manchester reste à ce jour la dernière production théâtrale de Frédéric représentative de son habileté à sonder la noirceur des êtres en transcendant les recettes du Grand-Guignol. Elle fait de lui l’égal des grands auteurs anglo-saxons du genre, comme Patrick Hamilton (déjà adapté par ses soins), d’Emlyn Williams ou d’Ira Levin, l’auteur de Piège mortel. D’autres drames policiers — à l’exception de Baby-meurtre (1988), une pièce plus brève, ou de Le bruit de la mer empêche les poissons de dormir (1990), également embryonnaire, montées l’une et l’autre de manière confidentielle — gisent dans les tiroirs de l’auteur victime de sa fidélité peut-être exagérée au seul Robert Hossein.

En cette fin des années quatre-vingt, une nouvelle génération de lecteurs découvre San-Antonio. Dans le mensuel de bandes dessinées Fluide glacial, créé par le dessinateur Marcel Gotlib, le chroniqueur Yves Frémion le salue au nom de ceux qui « ne savent pas qui il est ». « San-A. et Dard semblent n’avoir que des amis, ou bien des adversaires nuls… Le lecteur qui découvre fera mieux de se plonger dans les grands San-A. de la fin des années cinquante. Là est le meilleur, le plus brillant, le plus dingue. Il s’apercevra que cela ne saurait vieillir. C’est pur et net, et fulgurant. De surcroît, c’est de l’humour français de qualité. »

Auteur-culte, tel est le brevet décerné à celui qui, paradoxalement, n’a jamais autant désiré se régénérer. Le rythme de publication des « petits formats » ne fléchit pas : dix romans voient le jour entre 1985 et 1986, sous des couvertures photographiques jugées plus modernes, au nombre desquels Fais pas dans le porno, paru d’abord en feuilleton dans Le Matin et d’ailleurs interrompu après que des lecteurs se sont indignés de son contenu scatologique ! Ce qui n’a pas empêché l’auteur de dédier son livre à l’épouse de Jean Dutourd, de l’Académie française…

Comme de juste, en 1987, un éphémère prix de l’Insolence est décerné à Galantine de volaille pour dames frivoles, dédié « aux oubliés et aux trop seuls afin de les réchauffer au feu de mes conneries ». San-Antonio — personnage et auteur — est de plus en plus attentif à la misère du monde, considérée comme l’un des effets pervers de cette « connerie » qu’il pourfend depuis des années.

Il prône également, sans façons, l’amitié entre les races après sa rencontre avec un nouveau personnage, au détour de La fête des paires (1986). Jérémie Blanc est un balayeur sénégalais dont l’intelligence et la fougue ont séduit le commissaire. L’intolérant Bérurier se retrouve alors écarté de l’équipe pour quelque temps…

Le sociologue Alfred Sauvy manifeste son adhésion dans une lettre du 1er juin 1987 : « Une belle création, inattendue dans son déroulement, que celle de Jérémie Blanc. J’y vois instamment une manifestation combien plus séduisante que le pauvre antiracisme qui nous est servi quotidiennement. C’est du pro et non de l’anti qu’il nous faut. »

32.

La Vieille

Frédéric, malgré l’infernale cadence d’écriture à laquelle il se soumet, est animé d’une véritable bougeotte. Au calme mais toujours trop bref séjour dans sa ferme fribourgeoise, succèdent croisières et périples lointains.

« Mais, avoue-t-il en 1988 à un journaliste, mes voyages, c’est surtout dans ma tête que ça se passe. C’est vrai qu’avec mes bouquins j’emmène en voyage des millions de personnes. Je fais partie de leur univers de détente, de loisirs, de temps libre. Ils se retrouvent dans des pays exotiques (s’ils ne le sont pas, je m’arrange pour qu’ils le deviennent), des situations extravagantes, dans un monde de délire. Je ne sais comment je suis fabriqué, mais ça m’emmerde, et tout de suite ! Tous ces lieux, je les avais imaginés tels qu’ils sont. En ce domaine — c’est bien le seul — je sais tout d’avance. C’est tuant. Je n’aurais pas pu être reporter parce que j’ai trop d’imagination. Si je devais me contenter d’écrire ce que j’ai vu ou entendu, la machine me tomberait des mains. Un exemple : l’été dernier, j’étais en famille en Indonésie, chez un ami. J’écrivais un San-Antonio intitulé Le cri du morpion, et j’avais pensé me servir du cadre, de l’ambiance du pays, de tout ce que je voyais. À l’arrivée, il n’en reste rien, ou pas grand-chose, tout est réinventé et je trouve que c’est mieux que le réel. »

L’année précédente, il a séjourné avec Françoise et les de Caro en Guadeloupe. Tôt le matin, il quittait le luxueux bungalow de leur hôtel pour aller faire une promenade hygiénique sur l’immense plage de Saint-François, avant de s’enfermer pour de longues heures de travail.