Выбрать главу

Un jour, il aperçoit une très vieille femme qui marche le long de la grève, appuyée d’un côté sur une canne anglaise et de l’autre au bras d’un jeune homme en maillot de bain. Son imaginaire ne fait qu’un tour. « Lady M. est très âgée. Ses rides profondes font partie d’elle désormais. Elle ne se souvient plus de son corps d’avant. » Un personnage s’ébauche en lui.

De retour au bungalow, il reprend le cours du San-Antonio qu’il doit remettre quelques semaines plus tard à son éditeur, sous le contrôle toujours aussi pointilleux de son imprésario de beau-père, Armand de Caro. Mais les jours passent et la silhouette aperçue sur la plage ne cesse de la hanter. À présent, il n’a plus besoin de la voir, elle vit en lui, il échafaudé son passé tumultueux, s’intéresse au garçon qui accompagne chaque jour la vieille femme dans sa promenade au bord de la mer — dans la mer, détail captivant, symbolique d’une recherche éperdue de jouvence…

Ainsi va s’élaborer peu à peu, sous le soleil des Antilles, l’intrigue et le matériau d’un roman d’abord conçu « comme une histoire cocasse, haute en couleur, celle d’une vieille aventurière qui se donne un dauphin avant de raccrocher, et le forme à l’arnaque. Il ne me restait plus qu’à imaginer sa vie, à en remonter le cours comme on remonte celui d’une rivière. »

De retour à Genève, Frédéric aborde la rédaction de La vieille qui marchait dans la mer, immédiatement happé par un fantasme ancien, soudain réapparu, et qui l’emporte vers le rivage encore incertain d’une forme nouvelle. La parenthèse douloureuse que représentait Faut-il tuer les petits garçons… ? n’avait fait que raviver une plaie jamais refermée qu’il va tenter de calmer au moyen d’une romance étrange, lui donnant l’apparence d’un véritable thriller.

« Je ne me doutais pas que j’allais commettre l’ouvrage le plus grinçant de ma carrière, m’enfoncer dans un conte de fées noir à vous en flanquer le vertige, et peut-être même dépasser certaines limites », écrira-t-il un peu plus tard, à la sortie du roman.

Pour l’instant, Frédéric découvre sa vraie maturité de romancier dans l’abandon à un canevas qu’il portait depuis longtemps en lui et qui se déroule avec une évidence presque inquiétante. C’est au creuset de sa dramaturgie la plus ancienne que s’opère la transmutation de thèmes naguère effleurés dans d’autres œuvres — l’argument de Monsieur Carnaval ou celui de La dame de Chicago —, mais c’est encore plus profondément que s’ancre la mise au monde faussement légère de cette canaille odyssée criminelle.

Le trio composé de Lady M., Lambert, son jeune protégé, et Pompilius, ancien diplomate roumain, complice de toujours de cet Arsène Lupin en jupons, exécute sous nos yeux le lent ballet d’une délivrance. Sous le savant désordre d’une intrigue particulièrement amorale et délurée, apparaissent les signes du projet secret de l’œuvre, son chant morbide et désespéré. Indices :

« J’aimerais que tu dormes avec moi, fit-elle. Je ne dis pas coucher mais dormir. Ce serait… Comment te dire ? Tu comprends cela, toi qui comprends tout ? — Oui, dit-il, je comprends. Je suis d’accord, Milady. Dormons ensemble. » Plus tard, Lambert, ayant accédé au désir de la vieille excentrique : « La nuit, il arrive que dans mon sommeil mon pied touche le vôtre. Aussitôt ce contact me réveille et je vous fuis à en tomber du lit. Votre chair est froide comme la mort. » Plus loin encore : « Vous êtes la force agissante à laquelle j’aspirais sans savoir qu’elle existait. Nous deux, c’est à la vie, à la mort, et quand vous disparaîtrez, je serai seul à en mourir. Aucune femme, qu’elle soit jeune, belle et ardente, ne saura vous remplacer. »

Autre confidence du garçon, éperdu à présent d’une passion sans pareille : « Bien que je sois jeune, je sais déjà que notre enfance ne s’éloigne jamais de nous. Il paraît même qu’elle se fait de plus en plus présente et insistante au fur et à mesure qu’on prend de l’âge. » « Leur intimité, insiste le romancier, devenait de jour en jour plus étroite et comme réciproquement consentie. L’odeur de Milady ne l’incommodait plus et si sa jambe touchait la sienne, en cours de nuit, il continuait à dormir sans que son subconscient la lui fasse retirer. » Le fantasme émerge enfin, dans un élan d’insolence et de pureté qu’incarne Lambert.

À l’issue du roman, tandis que l’esprit de Milady bat la campagne à la recherche de l’improbable vérité de sa vie — une vie aux origines troubles, funestes, marquées par l’inceste et la peur —, se précise le cauchemar d’un petit garçon s’efforçant de conjurer l’amour irrépressible de sa grand-mère terrible, enfin plongée dans le dernier combat contre la folie. La vieille érige ainsi, sobrement mais avec une obstination latente, le dessein originel d’une vocation d’écrivain longtemps contrariée mais décidé peut-être à en finir avec son tourment le plus émouvant, le plus sincère.

D’autres lectures du livre s’offrent pourtant au regard d’une critique particulièrement sensible, comme toujours avec la prose de Frédéric, aux assauts langagiers. Dans Le Monde, Bertrand Poirot-Delpech se demande avec amusement : « Peut-on prier en argot ? » car tel est l’un des exploits de ce livre ambigu que de présenter un personnage central, tour à tour cinglant et désespéré, qui ne cesse de dialoguer avec « son » Dieu : « Je m’adresse à Lui mentalement (dit Milady), sans châtier mon vocabulaire, parce qu’il sait tout de moi et que si je cherchais mes mots pour Lui parler, Il hausserait Ses augustes épaules. » N’est-ce pas alors l’ami et confident de Monseigneur Mamie qui s’autorise ainsi à réclamer l’indulgence de celui qu’il appelait naguère, dans un texte consacré à l’évocation du Lyon de son enfance, « le Dieu de ma grand-mère » ? Ayons la faiblesse de ne pas en douter.

Ultime lamento à Bonne-Maman, présenté sous la forme d’un roman noir, La vieille qui marchait dans la mer pourrait bien constituer le point d’orgue de l’œuvre tout entière, son centre de gravité — dans tous les sens du mot —, certainement.

L’écriture lumineuse de ce récit inspirera bientôt un cinéaste, Laurent Heynemann. Les producteurs ont bien saisi le parti qu’ils pouvaient tirer du « rôle » de la sublime et tragique arnaqueuse en confiant au talent de Jeanne Moreau le soin d’en faire un personnage hors du commun. Frédéric s’en réjouit car il a toujours été sensible au jeu de celle qui incarna, trente ans plus tôt, l’héroïne du Dos au mur. Michel Serrault, en Pompilius, donne la réplique à une Lady M. sublimée qui remporte, en 1992, le César du premier rôle féminin. Frédéric restera cependant chagriné d’avoir vu la fin du roman modifiée assez malencontreusement dans ce film auquel il ne fut d’ailleurs pas associé.

« Mais — précise-t-il alors dans une interview donnée au Journal du Dimanche — je n’écrirai pas la suite. J’ai emmené Lady M. trop loin. Je l’ai jetée dans le gouffre. Elle est définitivement morte et enterrée. Comme mes propres angoisses. Aujourd’hui je suis guéri. Je m’en fous. La vieillesse ne me fait plus peur. Je ne redoute plus que la mort des êtres qui me sont chers, ma femme, mes enfants, mes amis. Moi ? J’accepte. Je suis résigné, bon gré, mal gré. »

Entretemps, quelques événements d’ordre romanesque ou privé ont eu lieu. En décembre 1987, François Mitterrand a convié le romancier à sa table. L’invitation a été lancée, à n’en pas douter, après que les conseillers du chef de l’État se sont alarmés des allusions souvent perfides proférées à son égard dans la série San-Antonio. Frédéric s’est donc retrouvé en tête à tête avec le « mystérieux commanditaire » de plusieurs enquêtes du beau commissaire.