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Durant les vacances scolaires, l’adolescent accompagne Bonne-Maman à Aillat. Il y retrouve son copain Henri Revellin, le fils unique d’un couple de Méridionaux établis au hameau depuis quelques années. Henri est un garçon calme, à l’accent chantant, qui garde les vaches et aide son père aux travaux des champs. Il est secrètement envieux de la chance qu’a Frédéric de faire des études et l’aveu qu’il lui en fait un jour plonge aussitôt le jeune citadin dans la confusion. Alors, par affection pour Henri, Frédéric rapporte de La Martinière les sujets de ses devoirs de mathématiques, les textes de ses dictées, autant de pensums qui se changent en cadeaux mirifiques pour le petit paysan frustré de connaissances. Soucieux de réparer une cruelle injustice, le mauvais élève va faire de son mieux pour inculquer à Henri la sténographie demeurée pour lui de l’hébreu. Il compose à cet effet des textes truffés des mots les plus pittoresques dont Henri Revellin conservera longtemps le souvenir tangible dans des cahiers où sont ainsi consignés ces premiers morceaux de bravoure du futur écrivain, et il les relira souvent avec attendrissement, avant de les égarer.

La fréquentation de la famille Revellin enchante particulièrement Frédéric, ébloui par la tendresse qui unit ces gens simples. Mais, plus que tout, c’est Mme Revellin, tout entière dévorée par un ardent et mystérieux sentiment religieux qui l’intéresse. Cette femme d’une gentillesse comparable à celle de sa propre mère vit entourée des symboles de la foi catholique : statues de la Vierge Marie, crucifix, cierges et images pieuses fixées aux murs de sa maison. Elle a d’ailleurs transformé sa cuisine en véritable « reposoir » et, pour elle, tout est prétexte à s’agenouiller et à dire des prières. Frédéric accepte gentiment de s’associer à ces démonstrations pieuses qui ne le laissent pas indifférent. Il en sera impressionné au point de recourir à ce fascinant « matériau » lorsqu’il songe sérieusement à écrire.

Il n’en est pour l’heure qu’à de timides essais. Dans ses cahiers d’écolier, il commence un grand nombre de « romans » qui ne dépasseront pas les deux premiers chapitres. Mais il ne désarme pas. Il a compris qu’il lui manque le souffle, alors il compose des nouvelles. L’une d’elles lui plaît au point qu’il l’expédie au Journal de Mickey… Elle a pour titre Le monocle révélateur.

Jeanine a grandi. À sept ans passés, c’est une compagne enjouée, tendre et admirative de ce grand frère tour à tour sérieux et fantasque. Elle a compris que Bonne-Maman aimait Frédéric à la folie et accepte de vivre à l’ombre de cette passion. Elle observe les brusques accès de dépression qui frappent son frère lorsque son infirmité se rappelle durement à lui. Frédéric s’enferme alors dans un mutisme grave, il s’isole et boude la vie. À d’autres moments, il fait preuve à l’égard de la fillette d’une jalousie déconcertante.

Un jour, il est question que Jeanine quitte provisoirement Aillat pour se rendre chez une cousine de son âge. Frédéric est soudain pris de panique. Il s’oppose à son départ avec violence. Puis il trouve un argument mieux approprié. Lui, pourtant si peu habile de ses mains — et pour cause — se lance dans la confection d’une petite école en contreplaqué. Jeanine préfère rester chez Bonne-Maman pour jouer avec le beau cadeau de son frère.

Aillat est aussi le théâtre de scènes moins puériles. Comme on le sait, Claudia et son fils ne perdent jamais une occasion de se quereller, sous le regard inquiet de Frédéric. Un soir, alors que toute la famille est paisiblement réunie dans la cuisine autour de la lampe à pétrole, Francisque, un peu éméché, replie le Petit Dauphinois qu’il vient de parcourir pour argumenter avec sa mère. Comme d’habitude, le ton monte rapidement. Frédéric, qui joue avec sa sœur, retient son souffle. Bientôt, en dépit des tentatives de Joséphine pour ramener le calme, les deux incorrigibles en viennent aux insultes. Puis, brusquement, le père se lève, quitte la maison. Joséphine éclate en sanglots. « Il faut le rattraper, dit-elle, on ne sait jamais quelle idée peut le prendre… » Il est vrai que Francisque a bu passablement et son épouse craint un esclandre qui ameuterait le voisinage. Sans un mot, Bonne-Maman s’habille et sort à son tour. « Vas-y toi aussi ! » supplie Joséphine à l’intention de l’adolescent, qui rejoint sa grand-mère dans la nuit d’été…

Sur leur passage, les chiens du hameau aboient, puis les deux compagnons d’infortune dévalent la route de Four dans l’espoir de réduire la distance qui les sépare du père. Terrassé par l’émotion, Frédéric donne la main à sa grand-mère qui marche à grands pas. Ils vont ainsi accomplir près de dix kilomètres, insensibles à la fatigue. Ils aperçoivent enfin les lumières de la petite gare de Saint-Alban-la-Grive et se précipitent sur le quai. Interrogé, un employé des chemins de fer leur confirme qu’un homme répondant au signalement de Francisque a pris place dans un convoi qui vient de partir. La décision de Claudia est immédiate : ils prendront le suivant ! L’attente sur ce quai de gare désert ressemble à un cauchemar que Frédéric subit, absorbe comme en un état second.

Ils prennent enfin place à bord d’un wagon sinistre qui fait halte à Verpillère, Saint-Quentin-Fallavier et dans toutes les gares desservies par cet omnibus. Les voici enfin à Perrache, la tête lourde et le cœur au bord des lèvres. Ils profitent du dernier tram pour filer boulevard des Brotteaux. L’appartement est vide ! Vaillamment, Claudia entraîne son petit-fils éperdu jusqu’au garage où l’oncle Gustave fait office de veilleur de nuit. Le brave homme n’a pas vu Francisque. Une sourde angoisse étreint à présent les deux malheureux qui ont regagné l’appartement. Tandis que Frédéric, mort de fatigue, s’étend sur un lit dépourvu de draps, Claudia fait du café, décidée à patienter le temps qu’il faudra. Mais l’aube ne ramène pas son fils indigne. Dès le réveil du garçon, ils reprennent le chemin d’Aillat, la mort dans l’âme. Durant le trajet, une folle dramaturgie ferroviaire, où se mêlent wagons et pensées morbides, s’éveille dans l’imagination de Frédéric, sévèrement éprouvé par les heures qui viennent de s’écouler. Elle renaîtra plus tard, magnifiée par le temps.

Francisque est rentré au hameau. Le fuyard, dégrisé, penaud, s’affaire à réparer la pompe afin de se donner bonne conscience. Ce jour-là, on fait des crêpes pour célébrer des retrouvailles au goût amer.

5.

Grancher

L’inconséquence de Francisque Dard n’est pas seulement responsable d’effets néfastes sur la nature impressionnable de son fils. Sa vie à l’usine a eu raison de ses fanfaronnades et si sa mauvaise humeur de fils et d’époux ne se relâche guère, elle se tempère un tantinet lorsqu’il s’agit de Frédéric. Celui-ci ramène à la maison des bulletins scolaires qui ne sont pas fameux et lui valent bien quelques réprimandes, mais il semble que Francisque, lui-même non dépourvu de sensibilité, prenne conscience du désarroi de son rejeton face aux études. Il n’a pas la mesquinerie de décourager Frédéric lorsque celui-ci, enhardi par la bienveillance de l’écoute paternelle, s’ouvre à lui du désir qu’il conçoit de vivre de sa plume.

Francisque a reconnu dans le goût de l’adolescent pour l’écriture une parenté certaine avec sa propre inclination pour la poésie. Il y a là comme un terrain d’entente entre deux êtres que, par ailleurs, beaucoup de traits de caractère séparent. Le visage lunaire du garçon, ses grands yeux angéliques encouragent le père sur la voie d’une véritable fraternité. Son fils possède un tempérament littéraire, pourquoi ne pas l’aider à progresser dans cette direction, quelles que soient les conséquences d’un tel choix ? On n’en est pas à une folie près chez les Dard… Dans un élan assez cocasse, il le fait inscrire aux matinées poétiques d’une certaine Mme Grignon. Mais Frédéric est un garçon pratique. Curieux de tout, dévoreur comme sa grand-mère de journaux et de magazines, il prétend vouloir faire du journalisme. Le grand mot est lâché.