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Le président l’a salué en ces termes : « Je suis bien aise de vous rencontrer. Ce que vous avez écrit sur moi est plein de bon sens et drôle, mais si nous nous étions mieux connus, vous auriez resserré le trait ! » Ce dont son invité, un peu lâchement, a aussitôt convenu. L’entretien a créé entre ces deux hommes épris d’humour vache une complicité certaine et ils se sont quittés bons amis. À la fin du repas, Mitterrand a conduit son hôte jusqu’au petit salon où mourut un autre séducteur élyséen, Félix Faure, lui murmurant à l’oreille de sa voix de prélat : « Rien que pour finir comme lui, j’envisage un second septennat ! »

Dans un élan patriotique n’ayant rien à voir avec ce qui précède, Frédéric est séduit par le projet que lui soumet Hossein de reprendre sous une forme plus solennelle le sujet de leur pièce Les six hommes en question, née elle-même de leur premier roman « écrit » en commun, Le sang est plus épais que Veau. Alain Decaux a déjà accepté d’écrire un dialogue et un épilogue historique au spectacle baptisé par Hossein Dans la nuit, la liberté. Il est monté au Palais des Sports de Paris à l’automne 1989 — année du bicentenaire de la Révolution française —, donnant au journaliste Jacques Chancel l’occasion d’exprimer son admiration pour le romancier qu’il n’a jamais cessé d’encourager, à la radio comme à la télévision.

« Frédéric Dard, écrit-il dans le programme du spectacle, est d’abord homme de fraternité (…) au plus difficile du terrain, dans l’aventure quotidienne, au plus près des paumés et des fous, un peu Villon, un peu Rimbaud. Nous nous sommes souvent amusés tous les deux des coquetteries de l’intelligentsia à son égard, du respect qu’aujourd’hui il inspire, du prolongement universitaire donné à ses propos. On l’avait fait un temps enfant de Rabelais, de Cervantès et de Céline, on le veut maintenant maître d’école alors qu’il est d’évidence du fond de la classe. À la vérité, Dard est un malentendu qui s’est vu obligé de croire à tout le bien que l’on disait de lui pour ne pas déplaire. »

Par fidélité à son ami de toujours, Frédéric abandonne à Hossein le succès d’une dramaturgie qui ne lui doit finalement plus grand-chose. Dans la nuit, la liberté est bien loin du projet qu’ils formaient jadis de créer une scène parisienne entièrement vouée au théâtre policier, ainsi qu’en témoigne un texte de Frédéric, saluant en 1963 une reprise d’Arsenic et vieilles dentelles au Théâtre Daunou dirigé par René Havard. « Un autre que nous a réalisé ce projet, écrivait-il alors, ce qui nous incite à croire qu’il était bon. »

En septembre, il commente à sa façon la disparition de Georges Simenon, dans L’Evénement du jeudi : « La radio annonce que Simenon est mort. Cela faisait plus de dix ans que je connaissais la nouvelle. Simenon se sera donc suicidé avant de mourir. Voilà plus de dix ans que je le pleure. » Ne seraient-ce pas les larmes du vieux crocodile dont parlait Albert Cohen ? Frédéric n’a, semble-t-il, toujours pas digéré l’affront que lui fit, trente-sept ans plus tôt, l’auteur de La neige était sale. Il poursuit cependant son éloge funèbre en des termes moins narquois : « Simenon nous a laissé davantage qu’une œuvre. Il n’a pas réinventé la vie, il nous l’a simplement — très simplement — montrée. (…) Il n’avait pas inventé Dieu qui m’est si confortable. Il l’avait remplacé par Maigret, mais Dieu fume peut-être la pipe. »

La nostalgie des êtres, des rencontres et des lieux qui y sont associés, forme pour une bonne part l’humeur de l’année 1990, pour le romancier. Il inaugure au Fleuve Noir une « Bibliothèque San-Antonio » qui ne comportera malheureusement qu’un unique titre, dédié à la réédition des trois romans de la série du Hotu, publiés naguère par Albert Simonin dans la Série Noire. Frédéric s’arroge ainsi le droit d’annexer une œuvre où apparaît selon lui « un Paris pittoresque pour collectionneur de cartes postales anciennes. On y voit grouiller une faune inoubliable, criante de vérité, car Albert a côtoyé, tutoyé et aimé tous ces forbans à la sauvette. » C’est le Paris de ses propres frasques du temps où Hossein et lui hantaient les bureaux des directeurs de théâtre et ceux des producteurs de cinéma.

Cette époque remonte à la surface de sa fiction dans Le mari de Léon, le gros San-Antonio qu’il publie cette année-là. Boris Lassef, un célèbre et très excentrique metteur en scène, et Léon, son secrétaire très particulier, y forment un duo à la fois terrifiant et pathétique. Les origines russes du premier ne sont sans doute pas la seule clef du personnage, mais la critique — au grand dam de Frédéric — ne se prive pas de voir en Lassef une version débridée de Robert Hossein. Le recoupement est en effet un peu hâtif.

Le « monstre sacré » de la scène parisienne et le Scapin amoureux transi qui le suit comme un chien fidèle tout au long de ce livre très noir apparaissent comme des fantômes recomposés du passé de l’auteur, « empêtrés dans leur sexualité comme des petits garçons dans leurs cerceaux ». Le mari de Léon est un carrousel funèbre dont les masques pourraient très bien s’adapter aux visages de ses amis, proches ou moins proches, de l’époque des Mureaux. Peu importe l’inélégant jeu des portraits que le livre peut susciter, ce qui compte avant tout, c’est le désenchantement qui suinte de pages aux accents grinçants, venus d’un temps où Frédéric ne s’autorisait pas encore une pareille mise en scène. Seul, jusqu’ici, À San Pedro ou ailleurs, né dans l’élan du nouveau départ de son existence, montre une ressemblance de ton et d’ambiance avec ce roman écorché.

La presse reproche seulement à Frédéric sa misogynie rampante et le goût d’amertume que laisse une approche imparfaite de l’homosexualité. N’est-ce pas cependant là que tout se passe, en effet, dans le portrait de Lassef et de Boris, que leur hétérosexualité encombre jusqu’à l’abîme et qui, de manière sulfureuse, dévoilent leur profond désarroi… Plus d’un représentant du sexe dit fort, semble nous dire Frédéric Dard, pourrait se mesurer à cette peinture d’un troublant réalisme.

Par un contraste frappant, le roman suivant, Les soupers du prince (1992) affirme une liberté totale, joyeuse, débridée. « Je suis guéri — reprend Frédéric en écho à son refus d’écrire la suite de La Vieille —, au point que mon nouveau livre dévoile une fresque à la Steinbeck, une Rue des Sardines-bis. » Cette fois encore, c’est du stock de sensations et d’images des années cinquante que le romancier son comme d’un foulard de magicien les personnages de son histoire.

Au cœur d’une banlieue parisienne qui rappelle des souvenirs au lecteur des Derniers mystères de Paris, mais repeinte aux couleurs d’une feinte naïveté, fleurit Édouard Blanvin, dit Doudou, un beau gars de trente-trois ans qui se passionne pour la restauration de « vieilles demoiselles », entendez par là des automobiles d’autrefois, mais aussi pour la lecture des romans d’Alexandre Dumas. Il est inséparable d’un jeune garçon, Selim, dit Banane — hommage lointain au chauffeur intrépide des « amis » du commissaire Alexinski de Lyon — et courtise gentiment Mme Lavageol, son ancienne institutrice. Le décor dans lequel évoluent Doudou, sa maman et sa grand-mère — hôtesses dépenaillées et gouailleuses d’un ancien wagon reconverti en habitation folklorique — n’est pas seulement prétexte à une peinture sordide, émouvante. L’ambiance générale est celle de l’opérette qui aurait tout aussi bien pu surgir à la place du roman.