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Doudou apprend un beau matin qu’il est l’héritier du trône d’une principauté des bords du lac Léman et devient Edouard Ier. En parallèle à cette intronisation pleine de surprises pour le jeune faubourien au grand cœur, le récit est gravement parasité par une jeune donzelle, Marie-Charlotte, cruelle et dépravée, qui incarne la malice en ce pays des merveilles.

Fable tour à tour délurée, primesautière et grinçante, Les soupers du prince ouvre une brèche dans l’humeur d’ordinaire plutôt sombre des grands romans de Frédéric. Le mélange des genres affirme une liberté souveraine. Comme le souligne Jérôme Garcin dans L’Evénement, « saint Antonio peut, cette année, se mettre entre toutes les mains, avec la bénédiction de l’évêque de Fribourg ».

Une ère de grand optimisme s’ouvrirait-elle sous les pas du romancier, heureux en famille, encensé par la critique et qui se pavane aux côtés d’écrivains bon chic — Daniel Boulanger, Patrick Modiano, Régis Debray ou Jean-Marc Roberts — dans un « roman collectif » dont il a écrit le premier chapitre ? L’heure de gloire arrivée lui donnerait-elle enfin confiance en lui-même ? La réponse, comme toujours, est : non. Frédéric tient à sa différence, à sa condition, revendiquée, de romancier forain et c’est ce que la saga ne cesse d’affirmer contre vents et marées. Son exil doré ressemble au fond assez à la principauté d’opérette de Doudou Blanvin, elle l’autorise à vitupérer contre un establishment parisien qu’il entend bien tenir à distance, encore et toujours… Ses éditeurs lui rendent néanmoins l’hommage qu’il mérite en rééditant certains textes oubliés, ceux de ses débuts lyonnais, dans un volume-omnibus intitulé En voilà des histoires. Y figure en bonne place La mort des autres, aux côtés des deux nouvelles parues avec Monsieur Joos, roman qui leur fut peut-être redevable du prix Lugdunum ayant lancé la carrière de Frédéric.

Jean-Baptiste Baronian, alors directeur littéraire du Fleuve Noir, précise dans sa préface, à propos de la récurrence de la mort dans les titres de ses œuvres, que « chez Frédéric Dard elle n’est pas seulement un argument du récit, elle est aussi ce qui définit l’être humain, une pétrifiante absurdité, le démon des démons ».

33.

Un mariage et quelques enterrements

Frédéric accorde en avril 1993 un long entretien, pour la revue Lire, à Pierre Assouline. Celui-ci, d’entrée de jeu, s’étonne : « À chaque fois que vous vous épanchez, notamment dans des émissions de radio, à la fin vous êtes au bord des larmes et vous embrassez vos interlocuteurs. » Le romancier invoque « un profond sentiment de solitude », ajoutant que « cela crée des liens mystérieux mais puissants que de se laisser fouiller l’âme, même brièvement ». Il explique ses larmes par le fait qu’il se sent « bourré d’émotions… Quand je regarde les informations à la télévision, ça n’arrête pas. Je sais que je suis un cyclothymique et que j’ai tendance à m’embaumer dans ma mélancolie. »

Voici donc venu le temps de l’émotion. Frédéric accepte d’inaugurer, en compagnie de son ami d’enfance Pierre Grataloup, une plaque apposée sur le mur de l’école communale de Saint-Chef. Il en profite pour renouer avec un autre compagnon d’autrefois, Henri Revellin — le fils de la Peuchère — et vient lui rendre visite au hameau d’Aillat que son ancien compagnon de jeux n’a pas quitté… Ils se retrouveront encore, un peu plus tard, lors du tournage d’un portrait de Frédéric pour la série télévisée Un siècle d’écrivains, parcourant ensemble, longuement, la campagne environnante.

Cependant, rien ne saurait entamer le souci qui reste le sien de poursuivre une activité d’écriture nullement nostalgique. L’exemple de Simenon décidant, à soixante-dix ans, de se mettre « en retraite de romancier » lui fait horreur. Les trois machines à écrire électriques disposées en permanence sur ses tables de travail, à Genève, Fribourg et Marbella demeurent le signe tangible d’un appétit féroce. Un journaliste qui, peu après la sortie des Soupers du prince, lui demande ingénument : « Quand recommencez-vous un roman ? », est surpris de l’entendre répondre : « Après-demain ! » Et Frédéric de préciser qu’il s’agit d’un petit San-Antonio déjà baptisé La Madone des sleepinges. « Comment faites-vous pour avoir déjà le titre ? » s’étonne le malheureux. « Parce que j’ai pris l’autre jour l’Orient-Express pour Budapest et que ces sleepings m’ont fasciné. Je me suis dit : je vais en faire un bouquin. »

Qu’on puisse encore douter de l’importance que représente à ses yeux la poursuite acharnée de l’interminable feuilleton san-« antoniesque l’accable et le met en furie. Il évoque, à l’intention de Pierre Assouline, le fâcheux qui s’est permis de faire allusion à Faites chauffer la colle en ces termes :

« Celui-ci, je ne vous en parle pas, c’est un de vos livres écrits à la va-vite. — Mais il ne sait pas ce que j’en ch… pour écrire ça ! Il n’a pas compris que c’est plus difficile à faire que Les soupers du prince ! Celui-là, tout le monde en est capable, à condition de savoir écrire un roman. Mais des San-Antonio, je vous jure que c’est dur. C’est quelque chose qui me mobilise entièrement. Ça me fait suer qu’on traite ça par-dessus la jambe. »

L’artisan blessé dans son amour-propre ne supporte pas qu’on bafoue ainsi la matière de ses rêves. Cette attitude à son égard, née sans doute de la familiarité que, paradoxalement, suscite le succès de son œuvre, le renvoie à une solitude rédemptrice et à l’affection de son cercle familial.

Autour de lui, la forêt humaine s’éclaircit d’année en année. À la mort de Marcel Prêtre, revu inopinément dans un hôpital suisse où Frédéric était venu visiter un autre de ses amis, il reçoit un étrange faire-part comportant la liste complète des œuvres publiées par celui qui, quarante ans plus tôt, l’avait engagé comme « nègre ». Le fougueux Helvète ne s’est en vérité jamais remis de la gloire de Frédéric, auquel il fournira peut-être un jour prochain la matière d’une fiction au vitriol.

Dans sa vie intime, un séisme de première grandeur s’annonce : Joséphine va se marier… Joséphine, l’enfant meurtrie par le terrible événement de 1983, sur laquelle Frédéric a veillé avec une attention de tous les instants, la couvant peut-être de manière excessive, mais si compréhensible.

Par un de ces prodiges dont le clan Dard-de Caro a le secret, le fiancé de la jeune fille se trouve être le frère d’Ilaria Frigerio Bonvicino que Fabrice — le fils de Françoise — a épousée quelque temps auparavant. Alberto n’est donc pas un inconnu pour son futur beau-père. Il est le descendant d’une antique famille vénitienne dont le romancier goûte particulièrement le raffinement et l’excentricité, au point, peut-être, d’y songer lorsqu’il entame un nouveau roman, Ces dames du palais Rizzi.

Le moins qu’on puisse dire est que ce livre reflète, à sa façon, l’humeur plutôt sombre du père bientôt dépossédé de sa fille chérie et qui, malgré tout ce qu’il peut en dire, s’y résout mal. Le héros du roman se nomme Jérôme Deuilh, ce qui nous éclaire déjà. Cet écrivain français débarque un beau jour dans un petit village italien pour y étudier l’architecture mussolinienne. Il y fait bientôt la connaissance, dans une atmosphère hautement libidineuse, des deux occupantes d’un sombre palazzo. Ces dames sont mère et fille, et Jérôme apprend peu après qu’elles se livrent à la prostitution de haut vol. Ces créatures diaboliques transforment celui qui vient de tomber entre leurs griffes en une victime consentante.