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Sur fond de ballet gothique, sulfureux, traversé d’éclairs et de moments d’intense délire érotique et littéraire, Frédéric se laisse lui-même happer, douloureusement, dans le maelström qui aura finalement raison de son personnage.

Loin de cette lourde symbolique, il tente d’élever son âme paternelle, à la veille des noces de Joséphine et Alberto, célébrées à Fribourg. Il rédige un lamente aux accents uniques, nous faisant regretter une vocation poétique longtemps escamotée :

Je viens ici chanter sans musique L’infini que je te dois Je viens gémir le mal irréparable De n’être à tout jamais que moi-même Pour toi O mon enfant Tu grandis et je meurs

(…)

O ma fille Ma lumière Mon étoile du soir Mon fruit de la passion Sauras-tu combien je t’aime Et comme j’aime l’amour que j’ai de toi Le sauras-tu dis Le sauras-tu un jour ?

Dans Ces Dames du palais Rizzi, le cheminement du héros à travers un labyrinthe balisé par ses hantises et ses désirs les plus violents s’achève dans « une monstrueuse caverne ». Comme toujours avec la fiction, Frédéric ne cesse de recourir à la plus noire fantasmatique, dressée entre le monde et lui comme un rempart magique. La vie lui est infiniment plus douce, même s’il s’évertue, par caprice, à la peupler d’irrépressibles foucades. Sa peur de la mort s’est peu à peu changée en fatalisme, ce qu’indique d’ailleurs la trajectoire de Jérôme Deuilh, véritable chevalier au blason noir surgi si lucidement de sa plume.

Toutefois, c’est à la reconnaissance de son génie de l’invention que répond la publication d’un volumineux Dictionnaire San-Antonio, dû aux efforts conjugués de trois universitaires incollables en matière de néologismes, calembours et autres facéties langagières accumulées au fil des cent soixante-neuf romans signés San-Antonio. Il ne lui déplaît pas de voir reconnue sa propre contribution à la langue verte, dont il n’a jamais cessé de célébrer la puissance libératrice. Les pages roses de cet ouvrage montrent à quel point San-Antonio surpasse ses prédécesseurs dans le registre de la sexualité, une inflation terminologique exemplaire du temps passé par Frédéric à s’épancher sur un domaine particulièrement délicat. On en viendrait à se demander si cette marque de fabrique indéniable n’est pas à l’origine du plus profond malentendu concernant son œuvre, si elle n’est pas en vérité la forêt dissimulant l’arbre de sa sensibilité si souvent inhibée, contrariée en tout cas en raison même de l’hyperactivité de sa plume…

Le nain priapique et meurtrier qui s’ébat entre les pages de La nurse anglaise, son roman suivant, pourrait bien, quant à lui, manifester un beau clin d’œil rétrospectif au pourvoyeur, jadis, de tant de fascicules égrillards et facétieux composés dans la fièvre et l’urgence de nourrir sa famille, aux temps difficiles des Mureaux. Ce personnage radicalement monstrueux brandit haut et fort l’image qu’une nouvelle génération de lecteurs, voire simplement de téléspectateurs des émissions où se produit avec bonne humeur l’écrivain, au cours des années quatre-vingt-dix, reçoit « cinq sur cinq ».

Les temps ont changé, la société française se décrispe et accepte de voir en Frédéric Dard, nullement gommé par son double d’écriture, le repère emblématique d’une conscience gauloise qui, paradoxalement, commence à faire défaut au spectacle hexagonal depuis la mort de Coluche. Dès lors, qui oserait faire grief au romancier français le plus populaire — au sens fort du mot — de se produire sur le plateau d’une émission de télévision résolument « vulgaire », aux côtés de son ami Philippe Bouvard ?

Il n’en perd pas de vue pour autant l’admiration sans faille qu’il porte au premier des Français, volant courageusement à son secours dans une très remarquée Lettre à François Mitterrand sur les rats qui quittent le navire, publiée dans L’Evénement du Jeudi en 1995.

« Les tartuffes. Monsieur le Président ! Les lèche-cul de profession, j’en ai vu quelques-uns à l’ouvrage au cours des repas auxquels vous m’avez convié ; avec toujours le même sourire miséricordieux, la même bouche en chemin d’œuf, les mêmes battements de paupières éperdus. (…) Ah, Monsieur le Président, quelle étude humaine enrichissante vous avez permise au saltimbanque des lettres que je suis ! (…) Et voilà que ces campeurs de l’opportunisme plient bagage. Voilà que ce troupeau de lécheurs commence sa transhumance. (…) Ils ramassent les graviers de la cour pour vous les lancer lorsque vous partirez. (…) L’ingratitude est une œuvre d’art dont je n’arrive pas à me rassasier. Je vous en conjure : ne cédez pas à l’amertume ! Ne leur fournissez pas cette joie supplémentaire. Mourez un peu pour vous, que diable ! »

Notre bon Samaritain est en vérité inquiet de voir Mitterrand, « un pied dans la tombe et l’autre sur une peau de banane », ainsi qu’il l’exprimera ailleurs sur un mode plus ironique, et enclin à lui prouver une sollicitude très… chrétienne. À la mort du président, il évoque leur multiples rencontres :

« Un jour, ma femme m’a fait remarquer que j’avais coupé trois fois la parole à Mitterrand… La dernière fois que je l’ai vu, il était assis dans un fauteuil garni de coussins, comme un homme qui souffre. Il y avait un plateau de fruits de mer. Il a pris un crabe. Le dernier truc à prendre, même quand on est en forme : il faut un démonte-pneu. Il en avait partout. C’est le crabe qui l’a bouffé. »

Exit le partenaire épisodique du commissaire San-Antonio, lequel, dans la série, adopte un nouveau compagnon : Salami, un chien « qui pense »…

À la fin de l’année 1996, Frédéric honore de sa présence l’inauguration du cinéma des Mureaux auquel on a donné son nom. Nouvel accès de nostalgie, contrebalancé, peut-être, par ses vraies retrouvailles avec Patrice. Le père et le fils ont décidé de travailler ensemble sur un projet de série pour la télévision. Cet adoubement par l’écriture constitue certainement le plus beau cadeau que pouvaient se faire mutuellement ces deux hommes à la relation souvent malaisée.

La rédaction du Dragon de Cracovie, le dernier « gros » San-Antonio en date, l’amène à passer quelques jours à Naples pour y « enquêter » sur la Camorra que fréquente le héros du livre, le propre petit-fils d’Hitler.

« La Mafia intervenant dans le récit, je voulais m’imprégner de la manière dont elle est implantée dans cette ville. Un chauffeur de taxi m’a conduit dans un quartier modeste en me précisant qu’il ne fallait pas s’attarder sous peine d’être remarqué. Il m’en a donné la preuve en repassant quelques minutes plus tard dans la même avenue. Nous avons entendu des petits coups de sifflet : un signal discret annonçant qu’un véhicule non identifié restait trop longtemps en zone interdite. Le lendemain, en sortant de mon hôtel, j’ai remarqué un attroupement. À la suite d’un règlement de comptes, un homme venait d’être abattu d’une balle, dans sa voiture, par la Camorra. J’ai noté les réactions des gens en me disant qu’il y avait un Bon Dieu pour les romanciers. »