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Or, voici que l’oncle Gustave, que Frédéric aime tant, se vante au cours d’un déjeuner de famille, par chance paisible, d’une relation intéressante. À son garage, il est chargé de l’entretien de l’automobile de Marcel Grancher, lequel, pense-t-il, le porte en haute estime. Il faut savoir qu’à cette époque, Marcel E. Grancher n’est pas n’importe qui à Lyon. Âgé de quarante ans, ce natif de Lons-le-Saulnier est un écrivain reconnu qui vient de remporter le Grand Prix littéraire de la ville de Lyon pour une série d’ouvrages qui mettent en scène le monde des soyeux qu’il connaît bien pour avoir été lui-même, à dix-sept ans, apprenti dans une maison de commerce. Il a ensuite voyagé en Chine, l’autre pays de la soie, puis a créé un hebdomadaire qui en fait à présent un personnage en vue. Le Mois à Lyon se fait l’écho des principaux événements littéraires et artistiques de la cité…

Pourquoi, propose Gustave, ne pas soumettre au grand homme un échantillon de la prose de Frédéric ? Entre la poire et le fromage, on s’enthousiasme et le garçon, très excité, se met bientôt en devoir de recopier de sa plus belle écriture une récente composition française ayant suscité l’admiration de ses maîtres. Gustave promet de prendre rendez-vous avec Grancher à son prochain passage au garage.

Marcel Grancher fera lui-même le récit de son entrevue avec Gustave.

« Mon ami Jean Rome, lequel tenait un garage rue de la Part-Dieu, poussa vers moi, certain matin, un gars en cotte bleue dont l’émotion emperlait le front déjà magnifiquement enduit de cambouis.

— Voilà, m’exposa avec embarras ce sympathique travailleur, ce serait pour mon neveu qui voudrait devenir journaliste…

— Drôle d’idée, fis-je. Quel âge a-t-il, votre neveu ?

— Il est encore à La Martinière.

Je levai les bras au ciel. (…) Cependant l’oncle suivait anxieusement sur mon visage la marche de mes pensées.

— Il est très doué, se risqua-t-il à émettre. Tenez, voyez plutôt…

Et d’extirper d’un attendrissant portefeuille une liasse de feuillets manuscrits que je parcourus d’un œil vague.

— Quel âge a-t-il ?

— Seize ans. Et il écrit aussi des vers.

— C’est bien ce que je craignais. Et comment s’appelle-t-il ?

— Dard… Frédéric Dard. »

Contrairement à la suite de la légende, Grancher n’engage pas illico Frédéric au Mois à Lyon, où il ne publie que très épisodiquement des articles. Il fait dire au garçon d’aller voir un de ses confrères, Gaston Simonet, qui projette de sortir un hebdomadaire humoristique, Le Rabelais.

Sanglé dans son unique costume des dimanches, Frédéric, le cœur battant, se rend chez Simonet qui le déçoit terriblement en lui apprenant que la publication de son journal est reportée, du moins pour le moment. Retour chez l’oncle Octave, lequel s’engage à prendre un nouveau rendez-vous avec Grancher. La rencontre historique a enfin lieu, dans l’appartement que Pécrivain-éditeur occupe avec sa vieille maman, au-dessus des bureaux du Mois.

Ce jour-là, le grand Marcel sort d’un déjeuner très arrosé et accueille distraitement Francisque et son « rejeton joufflu, rond comme une pomme, avec une bonne bille de Bébé Cadum qu’auréolaient des cheveux d’archange ». Frédéric est très impressionné par l’homme de belle prestance, vêtu avec une élégance de grand seigneur.

« Et c’est alors, poursuit Grancher, que je découvris ses yeux, et immédiatement tout fut changé. Des yeux d’un bleu de lapis, immenses, très beaux, très purs, et pourtant chargés d’un émoi attestant une sensibilité, une qualité réceptrice exceptionnelle. Sans aucun doute, ce petit possédait des nerfs vibrants, ressentait d’une manière intense, en un mot “pigeait”, si l’on me permet cette expression argotique. »

Avouons que, dans ces propos consignés depuis sa retraite belge en 1946, Marcel Grancher fait preuve d’une extraordinaire et un peu suspecte prescience. Frédéric est assurément un garçon qui « pige » rapidement, et il aura l’occasion de le prouver à celui qu’il considère déjà comme l’arbitre de son destin.

La compo’ fran’ est à nouveau exhibée. Grancher y repère quelques fautes d’orthographe (le point faible de Frédéric), mais qu’importe, sa décision est prise :

« Je l’engage, dit-il au père comblé. Mais, bien sûr, au début, je ne le paierai pas… »

C’est ainsi qu’aux premiers jours d’octobre 1937, Frédéric entre comme stagiaire au Mois à Lyon, très excité à l’idée d’apprendre les rudiments du métier de journaliste. Le Mois, comme on l’appelle, est un luxueux magazine qui vit essentiellement des recettes de la publicité locale. Grancher s’y entend comme pas deux pour inciter les riches commerçants à figurer dans les pages au beau papier glacé de sa publication, qui ne brille guère par son contenu littéraire. Aussi Frédéric déchante-t-il bien vite en constatant qu’il a été engagé non comme apprenti journaliste mais comme garçon de course.

Chaque matin, Grancher le convoque dans son bureau à neuf heures précises et lui remet une liste d’annonceurs auxquels Frédéric doit rendre visite afin de recueillir le montant de leurs factures. Bien décidé à faire contre mauvaise fortune bon cœur, le jeune homme parcourt la ville, qu’il connaît encore assez mal, et s’intéresse à tout. De nature, il est très curieux des comportements physiques de ses semblables. Il cultivera durant quelques années un talent pour le dessin qui, entretenu, aurait pu faire de lui le confrère inspiré de ces humoristes graphiques dont, par la suite, il se sentira toujours très proche.

Mais il est tout d’abord plongé dans l’univers de Grancher, un monde absolument nouveau pour lui. Il fait la connaissance de la mère de l’écrivain, et il est vite conquis par cette vieille dame encore très chic, qui, lors de leur première entrevue lui dit sentencieusement :

« Alors, vous voulez devenir écrivain ? C’est bien du souci, allez ! Qu’en dit votre maman ? Elle ne doit pas bien se rendre compte… Marcel a débuté dans la soierie, puis il a été chef de publicité à la Standard Oil. Maintenant, il voyage trop et puis il y a une bande de gens qui lui courent après et se font payer à boire… »

Ce qui est vrai. Lyon compte au sein de sa petite communauté artistique un grand nombre de parasites qui végètent dans l’attente d’un appel du destin. Certains d’entre eux forment la cour de l’illustre Grancher, travaillant parfois pour lui. Ainsi Marcel Veyre, chargé de recruter les annonceurs pour le magazine, un certain Dubost, courtier et tête de Turc du reste de la bande. Figure plus pittoresque encore, Sosthène de Bagout est un aristocrate déchu « à tête de toucan » — dixit Frédéric —, qui l’accompagne souvent au cours de ses tournées et l’enchante par le récit de séances de spiritisme et la certitude qu’il a d’être la réincarnation de Mandrin, le célèbre bandit de grand chemin.

C’est en compagnie de célébrités locales ou parisiennes que Marcel Grancher sacrifie quotidiennement au rite le plus exigeant de la cité lyonnaise : la gastronomie. Il a établi son quartier général au Bon Gratton, un des meilleurs bouchons de Lyon, et il y traite presque chaque jour ses amis écrivains, peintres ou édiles. Frédéric n’accompagne jamais ces messieurs au restaurant, mais il lui arrive de les y apercevoir lorsqu’une affaire urgente l’oblige à interrompre des agapes qui se prolongent jusqu’à tard dans l’après-midi. Alors, il écoute avec ravissement les « histoires drôles » que Grancher et ses hôtes échangent avec une truculence rabelaisienne. L’adolescent prend goût à ce puissant rite de la vie lyonnaise, important et solennel, dans l’accomplissement duquel s’exerce un esprit gaulois qui l’enchante.