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C’est dans les bureaux du Mois que Frédéric a de façon plus confidentielle le privilège de connaître un personnage auréolé à ses yeux d’une véritable gloire, le romancier populaire Max-André Dazergues, lui aussi intime de Grancher. Plus jeune, Frédéric a dévoré certains livres de Dazergues, notamment Le traîneau fantôme, que son oncle Jean lui a offert pour son onzième anniversaire. L’écrivain a pour habitude de venir flirter avec la secrétaire de Grancher et c’est ainsi qu’il engage naturellement la conversation avec le jeune stagiaire, pétrifié d’admiration.

« Et si nous allions “en boire un petit”, Frédéric ? » lui propose-t-il un jour.

Alors, autour d’un, puis de plusieurs Pernod, Dazergues offre à son admirateur un certain nombre de fascicules aux couvertures bariolées revêtues des diverses signatures sous lesquelles il signe sa vaste production : André Star, Ernest Andolly ou André Mad. Frédéric se sent à l’aise en présence de cet homme affable, resté modeste en dépit de sa renommée. Il lui avoue qu’il aimerait écrire lui aussi et Dazergues l’écoute gravement, lui promettant gentiment un glorieux avenir. Les vapeurs de l’alcool incitent l’adolescent à croire en sa bonne étoile. D’ailleurs, le romancier, lui-même issu de la petite-bourgeoisie lyonnaise, n’a guère l’apparence d’un surhomme…

À quelque temps de là, Frédéric est averti de la présence à Lyon d’un écrivain de grand prestige, bien qu’il n’ait que trente-quatre ans : Georges Simenon. L’auteur des enquêtes de Maigret, auréolé de gloire, est venu donner une conférence au Théâtre des Célestins. Le stagiaire du Mois obtient de Grancher la permission d’assister à l’événement en qualité de journaliste et, le soir venu, se faufile au premier rang d’orchestre. Il est aussitôt fasciné par la mâle prestance, l’assurance presque arrogante de Simenon. Son exposé sur le thème de l’aventure séduit Frédéric qui se retrouve, le cœur battant, parmi ses confrères, dans la loge du romancier après la causerie. Simenon répond aimablement à ses questions, mais il doit bien vite céder la place à d’autres journalistes. Il lui vient alors l’idée d’aller surprendre Simenon, le lendemain matin, à la gare de Perrache, à l’heure du train de Paris. Sur le quai, dans un bref tête-à-tête, il redit son admiration à cet homme au regard narquois mais attentif et lui confie qu’il aimerait tant, lui aussi, devenir écrivain. Par la fenêtre de son compartiment, Simenon, soudain expansif, l’engage à le tenir au courant de ses activités littéraires. Frédéric n’oubliera pas.

6.

Charlaix

Léon Charlaix surgit un bel après-midi dans les bureaux du Mois à Lyon, au regard étonné de l’adolescent, sous les apparences d’un personnage de la commedia dell’arte : pantalon tire-bouchonné, chemise taillée dans de la toile à matelas, chapeau taupé orné d’une plume. Cet homme apparemment sans âge a l’air d’un diable sorti de sa boîte avec ses yeux d’exalté, ses favoris taillés en pointe et une diction bien à lui. Sans préambule, il se lance dans un récital d’histoires grivoises qui ont le don de séduire Frédéric, puis il lui emprunte sans vergogne cinq francs afin, dit-il, d’aller acheter du vin à l’épicerie voisine. Leurs libations scellent une relation plus proche de la complicité absolue que de l’amitié.

Charlaix est un excentrique dont le comportement, sur la scène lyonnaise plutôt bon enfant, ressemble à une apparition romanesque, inespérée. Cet individu sans pareil est le fils d’un soyeux parti naguère faire fortune au Salvador ; il a hérité de ce père déjà hors du commun une belle fortune — aussitôt dilapidée — et le titre de consul d’un État d’opérette. Le bel hôtel particulier sur la façade duquel flottaient, les jours de fête, les couleurs du Salvador, a été vendu et Charlaix, marié à trois reprises, occupe à présent un appartement sordide au-dessus d’un clandé. Il vit d’expédients, et de la générosité de ses nombreuses relations, clamant toujours haut et fort que l’idée même du travail lui semble indigne de lui. Grancher est l’un de ceux qui accordent volontiers l’aumône à ce clochard céleste.

Frédéric a été d’emblée conquis par l’escogriffe au verbiage étonnant. Et, pour Léon, quelle aubaine que ce garçon éveillé qui s’emballe pour ses blagues ravageuses, s’entiche de ses idées saugrenues. L’ivresse qui, cet après-midi-là, les unit dans la torpeur des bureaux du Mois sera suivie de bien d’autres. Charlaix fait découvrir à son émule les hauts lieux de sa vie de fêtard, bouges, maisons de passe, un Lyon différent et fascinant. À la liberté de pensée dont Bonne-Maman lui avait déjà, innocemment ou non, donné quelques clefs, Frédéric, grâce à ce mentor tombé du ciel, ajoute une initiation à la liberté d’action. Charlaix assure ainsi le relais d’une éducation hors normes auprès de laquelle les années passées à La Martinière n’auront été qu’une parenthèse. Sur les bancs de l’école commerciale, Frédéric a eu la confirmation de sa cruelle inaptitude aux sciences ordinaires. En lui s’est ancrée la certitude qu’au rêve de Joséphine de le voir devenir comptable allait devoir se substituer un destin plus complexe, forcément lié à l’écriture.

Il serait exagéré de prétendre que la rencontre de Léon Charlaix — dont nous comprenons a fortiori, bien sûr, toute la portée — apparaît alors au garçon comme la chance à ne pas laisser passer. Considérons plutôt l’irruption du singulier personnage comme l’opportunité, pour Frédéric, de peser avec une lucidité dont il ne semble pas dépourvu les atouts que lui proposent Grancher et Charlaix.

Ces deux hommes représentent sans conteste deux images de la « vie d’artiste ». Le premier incarne la soumission à la bienséance, le goût de l’argent et d’un certain faste nécessaire à la bonne marche de son entreprise littéraire. (Dans les années à venir, Frédéric pourra observer, des premières loges, l’accession de l’écrivain à la notoriété, avec la publication du Charcutier de Mâchonville, « roman gai » bientôt promu au rang de best-seller.) Quant au second, c’est l’exemple même du « génie » incompris, du créateur paresseux incapable de s’accomplir alors même qu’il possède la culture, les idées, la vivacité d’esprit. Plus simplement, peut-être, l’apprenti écrivain les contemple-t-il avec des yeux de potache décillé et, surtout, doué d’ambition.

Léon et ses anathèmes ne feront jamais perdre de vue à Frédéric la ligne qu’il s’est tracée : écrire, écrire, écrire… Si Grancher et Le Mois ne lui en offrent guère la possibilité, c’est à l’appartement des Brotteaux ou dans la maison d’Aillat, durant les congés que lui accorde son employeur, qu’il s’est remis à la composition d’une histoire inspirée par les Revellin. On peut s’étonner que sa vie à Lyon, les gens qu’il y rencontre, ne le détournent pas de ce dessein qui a lentement pris forme en lui. Mais Frédéric a de la suite dans les idées et il lui semble que le « motif » sur lequel il a décidé de broder un véritable roman est à même de l’aider à prouver son talent. Il s’attelle donc stoïquement à son projet littéraire, fidèle à la vocation que sa grand-mère a décelée en lui et qu’elle encourage à présent tendrement.