Elle m’a demandé s’il était là pour longtemps. J’ai haussé les épaules pour lui dire que je n’en savais rien.
Avant que je m’en aille, elle m’a serré dans ses bras. «Tu fais partie de ceux qui ont pas de bol», m’a-t-elle annoncé. Elle a poussé un soupir, avant d’ajouter: «Sauf que toi, tu l’as pas cherché.» Elle ne m’a pas lâché pendant un moment. Ma mère m’attrapait ainsi, quelquefois, mais ce n’était pas la même chose. Je me rendais bien compte qu’elle était pas mal, pour une femme, et je savais que son mari était mort. N’empêche que je me tenais raide comme un bout de bois, presque sur la pointe des pieds pendant qu’elle me serrait contre elle. Je pensais que j’aurais pu avoir affaire à une vieille édentée ou à une moche.
Quand je suis revenu, mon père était sous la douche. Ma mère a sorti un plat du micro-ondes et je me suis mis à table tandis qu’à son tour elle se plongeait dans le journal, balayant les pages à toute vitesse, les sourcils froncés à mort. Elle était tellement tendue qu’elle en grimaçait. On ne l’entendait pas grincer des dents, mais c’était tout comme.
Après avoir parcouru le journal, elle s’est laissée choir sur une chaise en face de moi et elle m’a fixé en serrant ses bras entre ses jambes. Elle avait l’air de se demander ce que je pensais de tout ça, mais j’aimais autant pas avoir à répondre là-dessus, alors j’ai baissé les yeux. J’ai arrondi mon dos et j’ai attendu que ça passe.
Mon père est revenu avec son sac en bandoulière. Il l’a déposé à ses pieds en s’asseyant avec nous, sa jambe blessée en extension sur le côté. Ma mère s’est levée aussitôt, comme si un ressort l’avait projetée en avant. Au point que mon père lui a fait, en prenant un air désolé: «A quoi ça rime? Tu veux me dire à quoi ça rime?» Sans s’expliquer, elle a marché tout droit vers ses cigarettes. Parfois, elle se réveillait en pleine nuit pour fumer. Ça venait jusque dans ma chambre.
Il a déclaré que je lui donnais faim. Puis voyant que ma mère n’avait rien entendu et restait dans son coin avec sa cigarette, il a décidé de s’en occuper lui-même. Sans rien demander à personne. Et pendant ce temps-là, pas un n’a prononcé un mot.
Plus tard, quand j’ai sorti les poubelles, il m’a rejoint sur le trottoir et on a examiné le ciel. Je n’étais pas fichu de trouver un sujet de conversation.
«C’est une drôle situation», a-t-il dit. Mais je ne voyais pas comment j’aurais pu rebondir là-dessus. J’avais le crâne complètement vide. Je n’arrivais même pas à m’intéresser à sa voiture. Ça m’aurait demandé au moins quelques jours pour sortir de ma coquille, tel que je me connaissais. Mais on n’y pouvait rien.
Ensuite, on est allés chez la voisine.
«Est-ce que t’aurais une bande? Pour mon genou. Est-ce que t’aurais pas ça, par hasard?» Avec le chien, dans notre dos, qui sautait au bout de sa laisse, à la fois content et furieux. Ce chien-là, il ne reconnaissait plus personne. C’était comme ça depuis que son maître était mort. Elle songeait d’ailleurs à s’en débarrasser.
Le genou de mon père avait doublé de volume. C’était de pire en pire. On avait presque l’impression que la peau allait se déchirer mais ça n’avait pas l’air de l’inquiéter. Elle a trouvé une pommade qu’il pouvait mettre en attendant et mon père a déclaré que c’était frais et que ça lui faisait du bien en étalant le truc dessus, au moins la moitié du tube.
La voisine se mettait toujours du côté de ma mère. D’après elle, les femmes devaient se serrer les coudes et que, parfois, mieux valait ne pas avoir de mari du tout. Pendant que mon père bandait son genou, elle le fixait par-dessus la table, en appui sur les bras.
«Je te jure qu’elle est de bonne composition», a-t-elle fini par lui sortir.
Mon père a remonté son pantalon. «T’occupe pas de nos affaires», lui a-t-il répondu. Elle nous a raccompagnés à la porte. «Et ton fils? Tu y penses, à ton fils? Est-ce que ça t’arrive?» Mon père a fait celui qui n’avait rien entendu. Quant à moi, ce genre de commentaire, j’aurais préféré qu’elle s’en dispense. Je me suis senti encore plus con.
Avant de rentrer, il m’a dit que, de temps en temps, un homme devait accepter d’avoir le mauvais rôle. «Mais te laisse pas raconter n’importe quoi, a-t-il ajouté. Prends pas tout ce qu’elles te disent pour argent comptant.»
Ma mère s’était installée devant la télé. Aussitôt, elle m’a fait signe de venir m’asseoir à côté d’elle. Comme si c’était le seul endroit possible, le seul refuge, une île au milieu d’un océan déchaîné par la seule présence de mon père. M’attirant contre elle avec un air de défi qu’il a préféré ignorer.
Il a jeté un coup d’oeil à sa montre.
Ma mère a soupiré: «T’as pas peur de rater ton avion?» Il s’est servi un verre. J’en ai profité pour voir ce qu’il y avait sur les autres chaînes mais elle m’a brusquement arraché la manette des mains: «Et toi, ça suffit comme ça!» Alors que j’avais rien fait de spécial.
Mon père a dit: «C’est pas une raison pour t’en prendre à lui. Commence pas.»
Là-dessus, ma mère, une voix inquiétante lui est sortie de la bouche, et des flammes presque des yeux: «Non mais, de quoi tu te mêles? Je voudrais savoir un peu de quoi tu te mêles!»
Il a vidé son verre en avalant tout d’un coup. Mais elle ne l’a pas quitté d’un œil.
«Dis-moi un peu. T’as quelque chose à dire sur la manière dont j’élève mon enfant? T’as quelque chose à dire?»
Les épaules de mon père se sont affaissées. Il s’est enfoncé deux doigts dans le creux des yeux. Il était évident que pour lui la journée avait été rude. On pouvait le sentir très facilement, le voir sur son visage. «Je croyais qu’on n’en parlait pas devant lui», a-t-il gémi.
Mais elle avait changé d’avis. C’était différent, maintenant. C’était comme ça. C’était à elle de juger, affirmait-elle entre ses dents, c’était à elle de juger ce qu’on pouvait faire ou ne pas faire en ma présence. C’était elle qui décidait. «On est bien d’accord?» Ce qu’on pouvait dire ou pas, devant moi, c’était elle qui s’en occupait.
Mon père a ricané: «Et puis quoi encore?» Il a brusquement lancé son verre vide par la fenêtre et on l’a entendu se fracasser au loin, sur la chaussée. Puis il en a lancé quelques autres, pour se calmer les nerfs, à mon avis. On les entendait se briser en mille morceaux dans le silence de la rue, d’où j’en ai déduit que le vent était tombé ou presque.
Ma mère a prétendu qu’il pouvait tout casser, qu’on serait bien débarrassés de toutes ces saletés qui nous entouraient. «Qu’est-ce que j’en ai marre», a-t-elle ajouté.
Sur ce, la voisine est apparue à la fenêtre.
«Dis donc, a-t-elle fait à mon père, qu’est-ce qui te prend? Y a des morceaux de verre jusque devant chez moi. T’es pas un peu malade?» Mais en même temps, elle regardait ma mère pour savoir si ça allait.
Mon père lui a refermé la fenêtre au nez.
Ma mère est allée la rouvrir. De l’air. De l’air. Elle en voulait un maximum. Sinon, prétendait-elle, sa tête allait exploser.
Mon père lui a dit: «Non mais, t’as vu dans quel état tu te mets?»
Puis ils se sont tournés vers moi car j’étais en train de pisser dans mon pantalon.
Je me suis appuyé sur les épaules de ma mère pendant qu’elle m’ôtait ma saloperie de pantalon. Qu’elle a tenu pincé entre deux doigts comme s’il s’agissait d’un animal écrasé sur la route avant de le faire disparaître par le hublot de la machine à laver. Puis la honte totale quand elle m’a enlevé mon slip avec un long soupir.
Du seuil, mon père contemplait le spectacle d’un œil terne. Sur le coup, plus personne n’avait quelque chose à dire. Dans cette épouvantable odeur de pisse, je trouvais, qu’on devait sentir à des kilomètres à la ronde, pire que si j’avais mangé des asperges, qui sentait le bébé, et j’en avais plein les jambes. J’avais envie de rabattre la capuche de mon survêt sur ma tête.