— Parce qu'on lui aura demandé de le faire.
— Le vilain premier secrétaire ?
— Pas exclu.
— Il fait pas catholique, ce type !
— Il ne l'est pas.
On attaque les délicieux pieds et paquets de la mère Bézuquet (c'est elle qui est au piano et c'est son gâtochard qui joue les Von Karajan dans le restau).
Je me sens délicieusement las. Saturé de sentiments contradictoires. Je revois le cadavre mutilé de Son Excellence, le calme comportement d'Alicia Surcouff, primée dans la soirée et veuve de son amant. La mère Herredia et son chiare, le Portugais précoce, qui grimpe déjà les ravissantes tomobilistes à la chatte de braise. Et puis mon brave Paul Akourdidé et sa fille pincecornée, au milieu de ses cochons d'Inde. Le vieux avec sa nouvelle conquête si tant ardente. Et surtout mon Béru, que je tenais pour soûl perdu et qui était comateux !
En quelques heures, que de périphéries, dirait le Vaillant ! Un point positif — ô combien ! — : nous avons déterminé l'identité de la tueuse, et ça, crois-moi, c'est un pas de géant.
Le repas s'opère en silence. Nous mastiquons façon ruminants, en pensant à autre chose.
Après le frometon, comme nous déclinons les desserts, Bézuquet mâle apporte une grande boutanche pleine d'un liquide pâle dans lequel macèrent des plantes mystérieuses.
— Le petit alcool maison, commissaire ? propose-t-il, engageant.
C'est son arme atroce, ce flacon ! Un jour, j'ai commis l'imprudence d'accepter et il en a consécuté un trou large comme une pièce de cinq francs dans mon estomac.
Faut être fou pour filer un machin pareil dans le cornet de gens dont on vient de choyer les papilles gustatives ! Il est inconscient, Bézuquet ! Quand on refuse, il plaide coupable. Il avoue que c'est sa fabrication à lui tout seul, Joachim ! Un secret de famille transmis sur les lits de mort, de père à fils aîné. Leur vrai testament, aux Bézuquet ! Ils en sont plus fiers que Fleming ne l'a été de la pénicilline.
Il prétend, le père gargote mit uns, que le mec qui se cognerait un gorgeon de sa saloperie par jour est assuré de vivre jusqu'à cent balais ! C'est peut-être vrai, note bien, seulement les gaziers qui s'y sont essayés sont morts avant ! Pas de pot !
— Tu as eu le temps d'établir un programme, grommelle Jérémie. Comme convive, t'es chié, mon vieux ! Claper sans un mot, sans un regard à son vis-à-vis, même Victor Hugo ne se serait pas permis, et le général de Gaulle pas davantage !
Je lui tends la liste des employés de l'ambassade du Toufoulkan que m'a dressée Kadmir Saabit.
— Tu rends visite à ces gens-là, ma vieille branche de lilas blanc. Tu cherches à apprendre des choses sur l'enquête de Béru, ce matin. Et aussi, naturellement, sur l'ambassadeur et sa pauvre bonne femme rétamée de la coiffe.
— Quand dois-je les visiter ?
— Tout de suite.
Il effare des prunelles et ça lui fait des lampions grands comme les phares des Hispano-Suiza du début du siècle.
— Tu sais qu'il est neuf heures trente ?
— Ma montre est au courant.
— Ils vont me jeter, ces mecs, en me voyant débouler chez eux à une heure pareille ! C'est pas légal ! Et puis nègre comme je suis, ça va être ma fête !
— Jérémie ! Tu es beau, intelligent, diplomate, séduisant ; nul ne possède autant que toi le sens du contact humain ; je suis certain que ce sera un jeu de piste pour mon grand sorcier noir ! Fais le maximum, monsieur Blanc, ainsi auras-tu toujours une conscience décrassée avec Ariel double action !
Ayant ciglé la douloureuse, je prends congé.
— Tu me plantes là ?
— Lis ta liste, la dame chargée des relations culturelles de l'ambassade crèche à deux rues d'ici, balayeur !
— Et toi, si c'est pas trop indiscret, tu fais quoi ?
— Pas la guerre, ricané-je, surtout pas la guerre ! Mais peut-être bien l'amour, qui sait.
T'expliquer comment ça m'a biché, cette envie, au cours du repas, je serais pas capable. Une pulsion, tu vois, c'est ça : l'idée qui te saute dans la tronche, l'investit, se fout de toutes tes objections et décide.
Ça m'a pris en urgence. On m'aurait prévenu que notre pavillon de Saint-Cloud était en flammes, j'aurais pas renoncé à mon projet. Même de savoir Béru à l'hosto n'a rien modifié à ma trajectoire. C'est « l'appel profond », tu comprends ? Le tueur de la peine lune, quand son besoin d'éventrer une pute l'empare, il suit inexorablement son instinct.
Je circule vitement dans un Paris assagi par l'heure. Direction, le 13e ! J'aime bien cet arrondissement. J'y ai des souvenirs.
J'en aurai encore. Faut toujours préparer les mélancolies de demain. Ça se tisse au jour le jour, sans qu'on y prenne trop garde. Tu laisses refroidir, et puis un jour tu repêches dans ta mémoire des bribes d'instants que t'avais à peine remarqués en les vivant ; ils te deviennent alors confortables.
La rue de la Glacière est restée peinarde, malgré des constructions neuves. Quand on s'est connus, elle et moi, elle était vieille et moi imberbe. Et puis le temps nous change et le contraire se produit.
Devant le 18 bis, y a pile une place pour ma tire, comme si le destin me l'avait préparée. Je pénètre sous un porche. Des boîtes aux lettres dissemblables sarabandent contre un mur pas frais. L'immeuble ne comporte que deux étages dont le second est déjà mansardé. Je lis, sur l'une des boîtes M.-J. Montclair, deuxième gauche écrit à la main sur du bristol.
Combien crois-tu qu'il me faille d'enjambées pour avoir raison de ces 34 marches ? T'as perdu ! Moins ! J'ai l'impression d'en consacrer deux par étage, alors tu vois !
Sur la porte de gauche on a collé un ruban de Dymo de couleur noire sur lequel des lettres blanches disent : « Marie-Jeanne Montclair ». Je tends l'oreille. Une musique classique s'échappe du logement. Je te parie un détroit de Gibraltar contre une de mes deux que c'est du Mozart. Alors je sors le papier sur lequel elle a écrit son nom et son adresse, le glisse sous la lourde et toque doucement au panneau peint d'un vilain marron huileux. Bientôt un glissement s'opère, de l'autre côté de la lourde.
Une voix frêle, inquiète, demande :
— Qu'est-ce que c'est ?
Au même instant, sa propriétaire avise mon papier, le ramasse (froissement léger) puis ouvre.
Elle se tient debout sur fond de lumière jaune, menue dans un tee-shirt qui lui dévale jusqu'aux genoux. Il est blanc avec, en gros sur le devant « J' (cœur) Paname » en noir et rouge. C'est devenu un classique, le I love graphique.
Elle est nu-pieds, mais je te parie qu'elle porte une culotte sous le tee-shirt. Le cul nul, c'est pas son look à ma frêle Eurasienne.
Elle me sourit.
— Quand on vous donne une adresse, vous ne perdez pas de temps ! gazouille-t-elle.
— Je peux entrer un instant ?
Elle hausse les épaules, comme si la chose n'allait pas de soi !
Je pénètre alors dans un logis modeste certes, mais plein de charme. Il se compose d'une grande pièce avec un coin cuisine et un renfoncement formant alcôve pour le lit-divan. Au centre il y a une table de bistrot croulant sous les livres et les cahiers. Une lampe alimentée par un prolongateur de courant l'éclaire et c'est son abat-jour ocre qui met cette lumière jaune dans l'appartement.
Une boîte de Coca ouverte, une assiette contenant des miettes de pain.
— Vous étiez en train de travailler ?
— Oui.
— Alors je vous importune ?
— J'avais presque terminé.
Elle me désigne une seconde chaise (car il n'en existe que deux chez elle, plus deux tabourets de cuisine peints en blanc) :
— Asseyez-vous. Vous voulez un Coca, je n'ai que ça ?