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— Non, merci, je n'ai pas soif.

Je prends place, le dos bien droit, les genoux joints comme une rosière chez M. le curé, les mains posées à plat dessus. Avec émotion, je capte l'ambiance de ce studio vieillot, qu'elle a ravaudé de son mieux. Papier en paille de riz brut (l'hérédité, probable) sur lequel elle a fixé des affiches de voyages, d'autres de concerts ou d'expositions de peinture. C'est l'antre d'une intello. Les livres s'empilent sur une commode. Il y en a à même le plancher. Seul luxe : une chaîne hi-fi à prix de promotion et des disques rangés sur un classeur de plastique.

— La musique ne vous dérange pas ?

— Mais non, puisque c'est la vôtre !

— La mienne ! Mozart ! fait-elle en riant.

— Celle que vous aimez, veux-je dire.

Eh bien voilà, mon Antoine ! ELLE est là, ou plutôt te voilà chez ELLE. Ta fringale se calme-t-elle ? Tu espères quoi à présent ? Lui sauter dessus et aller la prendre sur le plumard couvert d'un châle ? Non, n'est-ce pas ? T'avais besoin d'autre chose. D'autre chose de plus suave. C'est probablement son regard qu'il te fallait, tout connement. Ces yeux obliques, pareils à des pépins de fruit exotique, avec la brillance des pépins encore « en situation » dans le fruit.

Quand je lui réponds que je n'ai pas soif, je mens. Si, j'ai soif ! D'elle ! De sa présence. Pourquoi me tourmentait-elle en secret, Marie-Jeanne ? Le béguin ? Le coup de cœur ? Conneries ! Ça va chercher plus loin. J'ai vécu ça avec Marie-Marie ; seulement on se connaissait trop, la Musaraigne et moi ; on se trouvait en trop forte familiarité et ça détruisait le mystère. Sans mystère, l'amour n'est rien qu'une couverture chauffante.

C'est quoi, la vie, pour vous ? j'articule.

Elle décroche son sourire bienvenant, médite.

— Je ne sais pas trop : travailler pour essayer de me faire un jour une situation…

— Et après ?

— Après j'aborderai une vie moins frugale. Je pourrai m'acheter des vêtements convenables, faire quelques voyages, manger des nourritures qui n'auront pas toujours le goût du surgelé ou du papier cellophane.

— C'est le rêve, pour vous ?

Elle hausse les épaules.

— C'est ce qui empêche de penser qu'il n'y a pas de rêve possible ; ou plutôt qu'il n'y a que des rêves qui changent continuellement comme le motif d'un kaléidoscope.

— Le mariage ?

— Si je rencontre un homme qui m'inspire le désir de vivre avec lui, pourquoi pas ?

— J'ai l'impression que vous êtes une fille saine et pleine d'énergie.

— J'ai des désirs et des faiblesses, comme tout le monde.

— Vous avez un ami ?

— Non.

— Pourquoi ?

— Parce que je ne suis pas disponible.

— Comment pouvez-vous vivre sans amour ?

— Parce que je me fais une très haute idée de l'amour. Je ne veux pas gaspiller un aussi noble sentiment, monsieur le commissaire.

— Moi, ici, chez vous, à dix heures du soir, cela a une signification pour vous ?

— Un intérêt.

— Lequel ?

— Eh bien, vous êtes un homme d'expérience et séduisant.

— Merci.

Elle hausse les épaules ; mon « merci » est de trop. Il est banal, bébête, je n'aurais pas dû le sortir.

— Et alors ? insisté-je.

— Que vous vous intéressiez à moi me surprend ; je cherche à comprendre. Bien sûr, il y a la coucherie que tout homme recherche, mais je pressens que dans le cas présent, c'est une question secondaire pour vous. Alors, je me dis que, quelque part, il existe dans votre vie une zone de solitude que vous voudriez combler. Vous êtes venu chez moi, comme d'autres iraient dans un bar de nuit, feutré, où il y a un pianiste qui joue de la musique à oublier et où l'alcool est de bonne qualité.

— Demain vous allez vous lever à quelle heure ?

— Cinq heures.

— Et vous ferez le ménage chez les poulets ?

— Comme tous les matins.

— Ensuite vous reviendrez vous changer et vous irez à la fac ?

— C'est cela, oui. Pourquoi ?

— Ça te rapporte combien, tes prestations matinales ?

— Environ cinq mille francs par mois.

— Si je te les donnais et que tu dormes, le matin ?

— Sûrement pas.

— Tu comprends que j'aie envie de te proposer ça ?

— Oui, il me semble. Mais ça n'est pas possible. Je deviendrais dépendante, quels que soient la sincérité de votre offre et son désintéressement. Ce sont de beaux élans, dont je vous remercie ; en les acceptant, je vous décevrais. Pas dans l'immédiat, au contraire vous en seriez très heureux, mais au bout d'un certain temps vous finiriez par me détester.

— Pour qui me prends-tu ?

— Pour un homme. Et moi aussi, je finirais par vous détester. Cela dit, c'est quand même très formidable que l'idée d'un tel geste vous soit venue. Je ne sais pas si vous êtes réellement un type bien, en tout cas, vous avez envie de le devenir.

Je lui tends la main. Elle y dépose la sienne. Alors j'appuie mon front contre le dos de sa dextre, comme on place un verre glacé sur sa tempe pour la rafraîchir. Et le jeune Mozart continue de nous charmer. Je te disais que j'acquerrais d'autres souvenirs rue de la Glacière ; des chouettes, des musicaux.

Je finis par lui rendre sa main. Les femmes, tu leur prends tout : la main, les seins, la bouche, la chatte. Mais t'es forcé de le leur rendre car elles en ont besoin pour continuer. Et c'est là qu'est le dommage !

Voilà, la page de l'enchantement est tournée. Va falloir redevenir des existants à part entière. Des qui ont des besoins, des soucis, des maux.

Elle prend l'initiative de la conversation :

— Vous êtes sur une affaire intéressante en ce moment ?

— Très. Je cherche un couple de tueurs à gages. Pas banal, non ? Un couple ! Jamais vu ça ! Je connais déjà l'identité de la fille…

Marie-Jeanne murmure :

— Drôle d'occupation pour une femme. Sans doute agit-elle par amour pour un homme ?

— Pas sûr : je suppose qu'elle agit plutôt par cupidité ; peut-être aussi par goût du meurtre.

Et alors il me vient une idée.

Toute simple, c'est-à-dire une bonne idée.

— Toi qui es une fille intelligente, tu vas m'aider à gamberger.

Un temps, j'ouvre une parenthèse :

— Cela t'ennuie que je te tutoie ?

— Non, pourvu que vous n'exigiez pas la réciprocité : je serais incapable de vous dire tu.

— Même si un jour je devenais ton amant ?

Elle hausse les épaules.

— Je ne crois pas que vous deveniez jamais mon amant, monsieur le commissaire. Nous deux, c'est trop bien ainsi.

La déception me flétrit le tempérament. C'est comme un petit coup de chagrin étrange venu d'ailleurs. Et moi, tu sais mon esprit combatif ? Dès lors qu'elle me tient ce langage, je décide de la faire mentir.

— Vous disiez que je peux vous aider ? reprend Marie-Jeanne.

— Question de psychologie féminine. Suppose : tu es une tueuse agissant de concert avec un tueur, quelles précautions prends-tu pour assurer ta sécurité ?

Elle hoche la tête.

— Je ne suis pas une tueuse.

— Imagine.

— Il me semble que je changerais souvent d'identité et de domicile.

— C'est ce qui te vient en priorité à l'esprit ?

— Oui.

— Quoi d'autre ?

— J'en changerais après chacune des exécutions. Je changerais également mon look : ma couleur de cheveux et ma coiffure, mon style de vêtement. Bref, j'aurais le besoin de faire peau neuve. Après une opération pareille, on doit ressentir la nécessité de prendre un bain corporel, de nettoyer toutes les éclaboussures, comprenez-vous ?

— Peut-être que ce couple n'en est un que dans le travail, rêvassé-je.