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C'était un quartier de Paris où draguait une faune pitoyable composée principalement de jeunes chômeurs gagnés par le « clochardisme ». A bout d'assistance, ils abordaient cette espèce d'antichambre de la déchéance qu'est la vie des sans-logis. Car ces futures épaves connaissaient la vraie misère, celle qui consiste à se chercher chaque soir un abri pour passer la nuit : bouche de métro, porche de maison délabrée, terrain vague, pont. ils se risquaient à faire la manche, maladroitement, avec des regards fuyants, des phrases qui dérapaient.
Depuis longtemps, Morlon avait repéré l'endroit et décidé qu'il s'agissait là d'un vivier possible où, le cas échéant, l'on pouvait recruter une main-d'œuvre accessoire.
Il arrêta sa voiture à l'orée de la zone merdique après l'avoir parcourue dans tous les sens. En homme de flair, il avait repéré sa proie : un type de moins de trente ans, aux traits soufflés par un début d'alcoolisme mais dont l'habillement indiquait qu'il n'avait pas complètement abdiqué et qu'il luttait encore pour conserver quelque aspect « civilisé ».
Il marcha d'un pas de flâneur dans sa direction. Lorsqu'il parvint à la hauteur de l'individu en question, celui-ci murmura, très bas :
— Vous ne pourriez pas m'aider ? Je suis à la rue !
Morlon songea que la société se donnait bonne conscience prématurément et que, tant que des hommes débiteraient ce genre de supplique à d'autres, tout resterait à faire !
Pour l'instant, cette carence l'arrangeait. Il avait espéré être interpellé par l'homme en perdition, comme un collégien qui espère être racolé par la tapineuse qui le fait fantasmer.
Il s'arrêta, considéra le pauvre bougre avec intérêt. Il n'était pas rasé de plusieurs jours, avait les cheveux longs dans le cou, d'un châtain tirant sur le roux. Des taches de son criblaient son visage autour des yeux un peu troubles. II portait un jean raide et délavé, un pull de laine grossier dans les tons bruns, et un blouson de toile qui avait été blanc à l'origine mais était devenu d'un gris éléphant désespérant. La pluie fine qui tombait sans discontinuer assombrissait le tout. Le type puait la crasse mouillée. Il restait du désespoir dans son regard battu, mais bientôt il disparaîtrait pour laisser place à la hideuse acceptation.
— Qu'est-ce qui ne va pas ? demanda Morlon d'un ton compatissant.
L'autre tenait son histoire toute prête. Il l'avait déjà beaucoup récitée et en avait préparé un résumé efficace. La province, il « monte » à Paris avec sa jeune femme. Le chômage. Elle le quitte.
Morlon écoutait en hochant la tête.
Quand son interlocuteur, encouragé par l'intérêt qu'il lui accordait eut terminé, il lui posa la main sur l'épaule.
— Je vais essayer de faire quelque chose pour vous. Pour commencer, prenez mon imperméable, vous êtes trempé.
Le chômeur parut incrédule.
— Mais, il est tout neuf, m'sieur ?
— S'il était usagé, je ne vous le proposerais pas, riposta Morlon.
Il se défit du vêtement de pluie et insista pour que l'autre l'enfile.
— Je suis plus gros que vous, mais comme vous êtes plus grand que moi, c'est parfait, déclara Morlon.
Il recula d'un pas pour juger de l'effet. L'habit fait bien le moine car, dans cette opulente gabardine, le traîneur de pavés paraissait tout à coup presque « confortable ».
— Et maintenant, voulez-vous gagner cinq cents francs ? questionna Morlon.
Il n'attendit pas la réponse.
— Il s'agit simplement d'aller porter une lettre à quelqu'un et de la lui remettre en main propre. Ce quelqu'un la lit, vous donne la réponse et vous venez me la donner car je vous attendrai dans ma voiture au coin de la rue où il habite.
Emerveillé par cette brusque largesse du destin, l'homme suivit Morlon jusqu'à son auto et y prit place. Morlon saisit une enveloppe dans la boîte à gants et la tendit au para-clodo.
Sur l'enveloppe, un nom était écrit à la machine : « Aubergenville ».
Morlon démarra.
— C'est à la Muette, expliqua-t-il. Mon comportement peut vous paraître surprenant, sachez que si j'ai besoin d'un messager pour remettre cette lettre, c'est parce que j'ai des problèmes graves avec le destinataire et que je ne tiens pas à le rencontrer de but en blanc. Or, le temps presse…
Mais l'autre s'en foutait. Peu lui importait les problèmes du gros homme chauve, Il ne pensait qu'aux cinq cent francs promis et à ce somptueux imperméable dont il pourrait tirer autant chez un fripier, Il échafaudait d'humbles projets, réalisables grâce à ce pactole inattendu.
La drôle d'impression qui me pète au pif, sitôt la lourde ouverte, c'est une modification dans l'ordonnance du studio.
Ça me fulgure dans la rétine. Je me dis, le temps d'une étincelle : « Aubergenville n'est plus à la même place et Jérémie a disparu. »
Mais c'est tout ce que j'ai le temps de penser car la porte m'échappe de la main, durement claquée par quelqu'un qui se tenait derrière. Je morfle un coup phénoménal sur l'oreille droite. Une myriade d'étoiles de toute beauté constellationnent mon esprit. Mes cannes se dérobent et je tombe à genoux pour une prière non préméditée, mais la foi, tu sais comme elle te vous biche à l'improviste, parfois ?
Un nouveau parpaing ! Dans la mâchoire cette fois. Mon regard chavire, mais mon entendement tient bon. Je prends appui sur les pattes de devant. Un troisième gnon, de magnitude mille, m'arrive dans les côtelettes. Plus moyen de respirer. Pourtant, stoïque, mon entendement reste fidèle au poste.
A travers mes maux et mes angoisses, je pige que ça n'est plus Aubergenville qui est allongé au côté de la donzelle, mais M. Blanc. Que le tueur est libre de ses mouvements. Qu'il tient un pétard par le canon et que c'est avec sa crosse qu'il m'a turbulé la calebasse.
Ce sont de ces menus coups de théâtre, fréquents dans les livres d'action bien charpentés, aussi je gage (comme dit ma bonne) que tu n'en es pas surpris outre mesure.
Si nous autres, auteurs de polars de merde, nous nous cantonnions dans les considérations philosophiques, les appels en faveur de la ligue contre le Sida, ou la description de déjeuners sur l'herbe, on se retrouverait vite à pomper des nœuds dans des pissotières de grande banlieue.
Donc, me rendant à l'évidence et aux nécessités de ma charge, je me mets à trouver que la carburation est mauvaise pour moi. Qu'en est-il de Jérémie ? L'autre l'a-t-il refroidi ? Non, puisqu'un râle gargouilleur s'échappe de mon malheureux compagnon.
Clic clac !
Tu sais quoi ? Aubergenville vient de me passer les menottes que lui avait mises M. Blanc. Je constate parallèlement que c'est « mon » revolver qu'il tient. Et alors, cher ami, malgré cette estime méritée que je me porte, voilà que je m'administre mille et un coups de pompes dans le cul. Comme un sot, un sombre con, un triste cancrelat, un crétin à part entière, j'ai laissé mon veston avec mon arme sur un dossier de siège, non loin du bandit. Un commissaire, moi ? Fume ! Un héros de légende, Sana ? Pouffez, les mecs ! Pouffez bien fort ! Le roi des glandus, oui ! L'empereur des demeurés ! Une imprudence pareille, un homme comme moi ! T'as pas un sabre de samouraï que je me fasse hara-kiri ? Je suis l'émule de Mishima. Que dis-je ! Sa tête d'émule !