Il s'interrompt, me fait front.
— Suis-je explicite, Sanantonio ? Avez-vous quelque mal à me suivre ?
— Du tout, monsieur le directeur, c'est d'une grande limpidité.
— Heureux de vous l'entendre dire, mon petit. Mais s'il y a quelque chose que vous ne comprenez pas, n'hésitez pas à m'interrompre ; je suis ici pour tout vous expliquer !
Il chie pas la honte, le Birbe ! C'est ma pomme qui, au téléphone, lui ai tubé le compte rendu de l'affaire à son domicile ! Et voilà qu'il nous la raconte, ce vieux paon !
— Le savant en question était un condisciple et un ami de feu Son Excellence Tabîtâ Hungoû. Comme il voulait recueillir un maximum de profit de sa découverte et qu'il avait confiance en l'ambassadeur, il est venu le trouver à Paris pour le mettre dans la confidence. Aussitôt intéressé, cet éminent diplomate a héroïquement testé la découverte sur sa propre épouse !
— Pas héroïquement, monsieur le directeur. J'ai appris que son ménage allait mal et que…
Mais le Vioque, faut pas lui glisser des clous de tapissier sous les pneus, il tolère pas.
— Qu'en savez-vous, commissaire ! Faites-moi le plaisir de ne pas discuter ma version. Elle est l'expression de la réalité. Je répète qu'héroïquement, et je pèse mes mots, l'ambassadeur a testé l'invention sur son épouse. La malheureuse en a perdu la raison. Mais peut-être n'est-ce que provisoire. Passons : la science a besoin de martyrs. S'ensuivit alors un conflit entre l'inventeur et Hungoû. Terrifié par les conséquences qu'entraînait l'ingestion du produit, Son Excellence refusa d'en négocier la vente avec qui que ce soit et menaça même son ami de représailles s'il s'obstinait à vouloir le commercialiser. On ne badine pas au Toufoulkan !
— En réalité, monsieur le directeur, Hungoû entendait garder la chose pour son unique profit personnel, ne puis-je me retenir de rectifier.
— Comment osez-vous prétendre une telle infamie, San-Antonio ! Par quelle aberration mentale ?
— Mais, les faits, monsieur le…
— Silence ! Je continue. Ce sacripant d'inventeur, cupide et louche bonhomme, tente alors de s'allier avec le premier secrétaire de l'ambassade, un douteux, un torve, un traître celui-là !
— Cette fois, je suis en plein accord avec vous, monsieur le directeur.
— Ce qui n'a pas la moindre importance ! rebiffe le Déplumé, cinglant. Ce suppôt de Satan entre alors dans une machination effroyable. Comprenant qu'il n'est pas de taille à négocier seul, il se met en cheville avec un misérable individu fourvoyé dans les arcanes politiciennes de nos chers gouvernants actuels : ce Léo Pauldine, ancien acteur raté, ancien chevalier d'industrie récupéré par d'honnêtes leaders du parti en place dont il a trompé la probité. Alors, c'est carrément la résolution extrême. Son Excellence risque de tout faire capoter ? Eh bien, on va la neutraliser com-plè-te-ment. Il faut avoir le champ libre ! Coûte que coûte ! Vous comprenez bien cela, messieurs ? Tous ? Oui, San-Antonio à la rigueur, mais Bérurier ne pige rien à rien ! Pinaud dort, le Noir est nègre et Mathias est devenu trop insolent pour écouter mon développement avec une parfaite honnêteté. Ah ! c'est dur d'être un chef ! Quelle abominable solitude !
« N'importe, ne serait-ce que pour moi, je vais jusqu'au bout ! On manigance une rencontre de sa chère et noble Excellence avec cette sous-pute d'Alicia Surcouff, prête à brader ses fesses pour une poignée d'or ! Elle séduit ce grand honnête époux, le dévoie ! Le détourne du lit conjugal ! Léo Pauldine qui est un immense voyou en cheville avec la pire lie de notre société, paie un imprésario du meurtre pour faire assassiner l'Excellence. Tout est diabolique chez cet homme. Il sait bien que, un diplomate tué chez une maîtresse, c'est pas possible pour nos services des Affaires étrangères qui ont tant et tant de difficultés, actuellement. Le meurtre perpétré, découvert par la fille dotée du plus parfait des alibis : on la couronnait meilleure comédienne de l'année ! Tu parles ! C'est lui qu'elle allait prévenir. Et lui, ce sale bougre, de faire habilement jouer la raison d'Etat ! Tout s'est passé selon ses effroyables visées. Adieu, Excellence ! La voie est libre ! Entrons en contact avec les Soviétiques ! Heureusement, Achille veillait ! Achille était là dans l'ombre avec ses troupes d'élite ! Achille for ever ! »
Il se tait, tire sa pochette parfumée, en étanche les deux larmes de sublime orgueil qui perlaient à ses paupières fripées.
— Nous pouvons être fiers de moi, messieurs, dit-il.
II a achevé le parcours imposé. Fatigué, il vient prendre place sur son trône. Dépose ses belles paluches manucurées sur le maroquin repoussé du sous-main made in Cordoba. Il les contemple avec une infinie tendresse, comme une maman ses deux chérubins endormis.
— Bien, chuchote-t-il. Où en sommes-nous, San-Antonio ?
— Le couple Pauldine Surcouff, le savant, le premier secrétaire sont dans la volière, monsieur le directeur, en compagnie de quelques malfrats ou ivrognes tapageurs arrêtés cette nuit. Je n'ai pas voulu prévenir le Parquet avant de vous avoir consulté.
— C'est vrai ? dit le Fabuleux. Vous n'avez alerté personne ? Pas même la presse ?
— Personne. Nos confrères eux-mêmes ignorent tout du dénouement.
Alors il se passe quelque chose d'admirable. Achille récupère ses mains exposées sur le cuir fauve, les dépose sur les accoudoirs de son fauteuil, s'en sert comme point d'appui, se dresse, marche jusqu'à moi.
— Debout ! me dit-il.
Je me lève. Il m'étreint.
— Je t'aime ! me souffle-t-il à l'oreille. Oh ! comme celui-là est bien de moi ! Comme il est bien sorti des testicules de mon expérience ! Oh ! comme il me ressemble parfaitement !
Il s'écarte.
— Il va falloir me relâcher ce beau monde, messieurs ! Et puis ensuite, l'oublier. Ne jamais plus parler de lui ; à personne, vous m'entendez ? Pas un mot à vos familles, ni à vos maîtresses ! Le silence total ! Raison d'Etat. Ne venez pas me dire que c'est immoral. Si le cœur vous en dit, vous pouvez les tuer à titre personnel. Leurs vies m'importent peu. Honnêtement je les déplore. Mais il n'est pas possible qu'il y ait une instruction, des articles, un procès ! J'en frissonne rien que d'y songer ! Allez, messieurs ! Faites ce que je vous dis. Et, à l'unisson, oublions cette triste affaire !
Nous gagnons la double porte matelassée, tête basse, avec un goût de merde dans la bouche. Et pas de la bonne merde !
Avant de sortir, Béru s'arrête et murmure :
— M'sieur l'dirlo, c'que vous nous d'mandez là, après ce dont j'ai souffri, c'est vraiment la goutte d'eau qui met le feu aux poudres. Vous voyeriez-il une inconvénience à c'que j'allasse faire une prom'nade dans un terrain vague de mes relations en compagnie d'ce Pauldine ? Qu'au moins j'lu cassasse un'dizaine de dents, qu'j'y arrachasse une oreille et une couille ; la moind' des choses, quoi ; juste pour dire d'faire une p'tite B.A ?
Achille magnanime déclare :
— Je n'ai pas entendu votre question, Bérurier ; allez donc vous promener où bon vous semble et avec qui vous voudrez.
J'ai envie de cloquer ma démission, moi !
Relâcher des criminels que j'ai eu tant de mal à coffrer ! C'est la première fois qu'une chose aussi cuisante m'arrive !
ET PUIS JUSTE ÇA ENCORE
Ce matin, il ne pleut plus. Mais une brise mordante circule dans Paris, rapide comme une mauvaise nouvelle.
Le jour se lève lorsque j'arrive rue de la Glacière, devant l'immeuble de Marie-Jeanne.
Une force mystérieuse m'a conduit là. En fait, elle n'a pas quitté ma pensée un instant, cette petite. Je la porte en moi, comme je porte mon cœur.