Jack Campbell
Gardien
(Par-delà la frontière - 3)
À Robert, mon plus jeune frère, qui s’est toujours relevé chaque fois que la vie l’a abattu. C’était le plus fort d’entre nous. Et à Debbie K., sa femme, qui lui a donné ce qu’il a toujours cherché, est restée avec lui et fera toujours partie de la famille.
À S., comme toujours.
Un
L’amiral passait une mauvaise journée, et, quand l’amiral passe une mauvaise journée, nul ne tient à attirer son attention.
Presque personne, tout du moins.
« Quelque chose cloche, amiral ? »
L’amiral John « Black Jack » Geary, vautré jusque-là dans son fauteuil de commandement sur la passerelle du croiseur de combat Indomptable de l’Alliance, se redressa et fusilla le capitaine Desjani du regard. « Vous êtes sérieuse ? Nous sommes extrêmement loin de l’Alliance, les Syndics nous font encore des misères et, après avoir traversé en combattant l’espace contrôlé par l’espèce Énigma puis celui colonisé par les Bofs, les vaisseaux de cette flotte ont été expédiés au diable vauvert puis doivent encore se battre ici. Le supercuirassé que nous avons pris aux Bofs est sans aucun doute d’une valeur inestimable, mais il attire les dangers comme un véritable aimant et c’est un poids mort. Nous n’avons aucune idée de ce qui se passe chez nous, mais, en revanche, toutes les raisons de croire que c’est moche. Je n’oublie rien ? Ah, si ! Le commandant de mon propre vaisseau amiral vient de me demander si quelque chose clochait ! »
Assise dans le fauteuil voisin, Desjani hocha la tête en même temps qu’elle le dévisageait sans s’émouvoir. « Mais, à part ça, vous allez bien ?
— À part ça ? » Sans doute aurait-il pu exploser, mais elle le connaissait mieux que personne. S’il n’avait pas eu le sens de l’absurde, ses responsabilités l’auraient fait grimper au mur depuis longtemps. « Ouais. À part ça, je vais bien. Vous êtes stupéfiante, capitaine Desjani.
— Je fais de mon mieux, amiral Geary. »
Les officiers de quart sur la passerelle les voyaient converser et ils étaient sans doute conscients de l’humeur de leur amiral, mais ils ne pouvaient pas les entendre. Raison pour laquelle le lieutenant Castries se montra un tantinet prudente, mais quelque peu pressante, pour faire son rapport à haute voix à l’attention de toute la passerelle de l’Indomptable : « Un vaisseau de guerre vient d’émerger du portail ! »
Les alarmes des systèmes de combat tonitruaient déjà quand Geary se redressa dans son fauteuil, en même temps que s’effaçaient de son front les rides qui s’y étaient creusées sans même qu’il en eût conscience ; il consulta aussitôt son écran, où le portail de l’hypernet se dressait à la lisière du système stellaire de Midway, à près de deux heures-lumière de l’Indomptable et de la flotte de l’Alliance.
« Encore un croiseur lourd syndic, fit remarquer Tanya, l’air légèrement déçue. Pas de quoi s’exciter… » Elle s’interrompit brusquement pour fixer son propre écran, les yeux plissés. « Des anomalies ? »
Geary vit la même information s’inscrire sur le sien à mesure que les senseurs de la flotte scrutaient le moindre détail du nouvel arrivant perceptible au-delà de plusieurs heures-lumière. Il était à cran, tout en se rendant bien compte que ce qu’il voyait là appartenait déjà au passé. Le croiseur lourd avait surgi près de deux heures plus tôt et l’image en parvenait seulement maintenant à l’Indomptable, vaisseau amiral de la Première flotte de l’Alliance. Tout ce qui se passerait sur son écran dans les deux prochaines heures s’était d’ores et déjà produit, pourtant, à assister ainsi aux événements, on avait toujours l’impression qu’ils étaient en train de se dérouler. « Ils ont ajouté à sa coque une plus grande capacité de chargement équipée de systèmes de survie, fit-il remarquer.
— Ce qui signifie une foule de passagers, murmura Desjani. Une force d’assaut dirigée contre Midway ? »
C’était une possibilité incontournable. Midway s’était rebellé des mois plus tôt, avait rejeté la lourde férule des Mondes syndiqués et déclaré son indépendance. L’empire syndic était en train de s’effondrer suite à sa défaite dans la guerre contre l’Alliance, mais, alors même que d’autres systèmes stellaires s’en désolidarisaient ou s’écroulaient ailleurs, Midway restait trop précieux aux yeux du gouvernement central pour qu’il acceptât sa perte. Geary s’était demandé ce que feraient ensuite les Syndics pour tenter d’en reprendre le contrôle.
Mais, avant qu’il eût pu répondre, Desjani arquait les sourcils de stupéfaction. « Il fuit. »
Indubitablement, le croiseur lourd avait dû repérer la petite flottille syndic qui stationnait encore près du portail de l’hypernet et, au lieu d’altérer sa trajectoire pour la rejoindre, avait obliqué et accéléré pour l’éviter.
« Il n’est pas là sur ordre des Syndics. C’est encore un déserteur », dit Geary. Un autre bâtiment de leurs forces armées qui réagissait à la désintégration chaotique de leur empire en décampant, sans doute pour gagner le système stellaire d’où était originaire la majorité de son équipage. « Ou bien obéit-il aux autorités de Midway ?
— Pas si elles nous ont dit la vérité sur le nombre de leurs vaisseaux de guerre. » Desjani marqua une pause, sourit puis éclata d’un rire de dérision. « Vous m’avez entendue ? Je me suis demandé si un ramassis de Syndics ne nous auraient pas parlé franchement. »
Toute l’équipe de la passerelle s’esclaffa à l’unisson, tant cette déclaration lui paraissait cocasse.
« Midway s’est révoltée contre les Mondes syndiqués », fit observer Geary, encore qu’il lui fallût reconnaître que Desjani avait frisé le ridicule. Il n’avait rencontré que bien peu de Syndics qui s’étaient montrés honnêtes envers lui, et la plupart de ceux qu’il avait connus (surtout parmi les CECH) semblaient regarder la vérité comme un expédient auquel on ne devait recourir que lorsque tous les autres avaient échoué.
« Bon, d’accord, ils ont repeint en noir les bandes blanches de leur queue, laissa tomber Tanya. Est-ce qu’ils n’en restent pas des putois pour autant ? »
Geary ne répondit pas, conscient que ce dernier argument ne manquerait pas de faire vibrer une corde sensible chez tous ceux de sa flotte après ce siècle de guerre contre les Syndics, d’une guerre qui, au fil des décennies, avait vu le comportement des deux bords épouser une spirale descendante de plus en plus exécrable. Mais les Mondes syndiqués avaient toujours fait le premier pas dans la vilenie, leurs dirigeants ne reculant devant rien pour prolonger un conflit qu’ils ne pouvaient remporter mais refusaient de perdre, du moins jusqu’au jour où Geary avait écrasé leur flotte.
Le commandant de la flottille syndic, leur vieille connaissance le CECH Boyens, avait réagi à l’arrivée du croiseur lourd presque aussi tôt que l’avaient repéré ses vaisseaux. Le seul cuirassé qui en formait le centre n’avait pas modifié son orbite, mais la plupart de ses escorteurs s’étaient retournés, avaient piqué vers le bas et accéléraient à présent vers le nouveau venu sur des trajectoires d’interception incurvées.
Desjani secoua la tête. « Il envoie ses six croiseurs lourds et ses neuf avisos. Pour porter l’estocade ?
— Nous savons Boyens ordinairement très prudent, répondit Geary. Il ne prend aucun risque et il doit aussi s’inquiéter d’une éventuelle intervention des locaux.
— Les locaux ne pourront pas atteindre ce croiseur lourd avant les vaisseaux de Boyens, fit-elle remarquer. S’il ne s’était pas embarrassé de cette masse supplémentaire, il pourrait sans doute leur échapper. Mais, là, il est frit. »