— Vous n’aviez donc pas envie d’aller faire un tour dans un vaisseau extraterrestre ? insista Geary.
— Non, amiral. Enfin… si. J’y ai bien songé et les fusiliers m’ont même invité à venir m’y balader, mais, quand je me suis approché du sas menant au vaisseau, j’ai… euh… Eh bien, ça m’a fait tout drôle. D’autant que ces fusiliers avaient l’air de tenir à ce que j’y entre tout seul. »
Des fusiliers qui s’ennuient. Indubitable sujet d’inquiétude.
Le nombre de ceux qui connaissaient la raison précise pour laquelle la flotte de l’Alliance s’attarderait encore deux semaines à Midway se limitait à quatre : Geary, Desjani, Rione et Charban. Certes, la poursuite des travaux de réparation fournissait une bonne excuse à cet ajournement, mais les échos qui parvenaient à Geary, tant de la part de ses commandants que de celle de ses sous-offs, lui laissaient entendre que les spatiaux commençaient à se sentir des fourmis dans les jambes.
Un incident survenu à bord d’un des transports d’assaut le confirma de façon glaçante.
Le docteur Nasr semblait éreinté, mais il fallait dire aussi que c’était souvent le cas ces derniers jours. « Il y a eu un problème avec un fusilier et je tenais à m’assurer que vous en étiez informé.
— Le caporal Ulanov, précisa Geary. Le général Carabali me l’a déjà appris. Ulanov a tenté de canarder tout son compartiment, mais il y a échoué parce que son chef de peloton avait déjà désactivé toutes les armes qui lui étaient accessibles.
— Oui. Le caporal Ulanov. » Nasr fixa un moment le vide du regard avant de se focaliser de nouveau sur Geary. « Je me suis dit que vous aimeriez connaître les résultats de ses examens médicaux. »
Geary soupira puis eut un geste d’impuissance. « Il a eu plus que son compte de combats et aimerait rentrer chez lui.
— Oui et non. » Nasr se fendit d’un mince sourire. « Il veut effectivement rentrer chez lui. Mais la véritable raison de cette crise de démence, c’est que le caporal Ulanov a peur de rentrer.
— Peur ? » Quand une information diffère à ce point de ce à quoi on s’attend, il faut un bon moment pour la digérer. Geary se surprit à se répéter. « Peur ? De rentrer chez lui ?
— Nous assistons à d’autres cas identiques, mais Ulanov est le pire. Qu’adviendra-t-il à notre retour, amiral ? Que deviendront ces vaisseaux et ces fusiliers ?
— Ils resteront sous mon commandement, autant que je sache.
— Mais peut-être pas.
— Je l’ignore.
— C’est bien le problème, lâcha Nasr. Vous n’en savez rien, je n’en sais rien, personne n’en sait rien. Le caporal Ulanov n’a cessé de répéter au médecin qui l’interrogeait qu’il avait peur. Il a fallu un bon moment à ce dernier pour comprendre que le caporal avait peur de l’incertitude. Son existence de fusilier lui convient. Il se sait capable d’affronter le feu, mais les tensions physique et mentale consécutives aux combats qu’il a livrés ont causé des dommages dont il n’est pas conscient. Il craint d’être jeté au rebut comme une machine conçue dans un certain but et dont on n’aurait plus l’usage. Il a envie de rentrer chez lui, mais il redoute ce qui pourrait lui arriver à son retour. C’est ce dilemme qui l’a fait craquer. »
Les épaules de Geary s’affaissèrent à la pensée d’Ulanov et des nombreux autres qui partageaient ses inquiétudes pour leur avenir. « Je peux les ramener chez eux. Nous ne nous attarderons plus très longtemps ici. Mais je ne peux pas grand-chose contre les soucis qu’ils se font quant à leur devenir. Je ne détiens pas les réponses à ces questions.
— Il y a au moins une mesure que vous pouvez prendre, amiral : leur promettre que vous vous inquiéterez de leur bien-être au mieux de vos capacités. C’est peut-être insignifiant à vos yeux, mais, pour eux, ça représente beaucoup. » Un des coins de la bouche de Nasr se retroussa pour esquisser un petit sourire contrit. « Quand on est médecin, il n’est que trop facile de voir en chaque homme un assemblage de pièces détachées qui tantôt fonctionnent correctement, tantôt méritent d’être réparées ou remplacées. À trop se focaliser sur elles, on finit par oublier l’humain qu’elles composent. J’ai vu bien des hommes de pouvoir regarder les gens ainsi, comme des rouages du mécanisme qu’ils pilotent. Des pièces dont le seul but est de servir un plus grand organisme. Quand un soldat tombe ou meurt, on le remplace par un autre et voilà tout. Nous avons tous peur d’être pris pour des pièces détachées qu’on peut sacrifier et remplacer, n’est-ce pas ?
— En effet, docteur. Parce que nous l’avons vu arriver à d’autres et senti parfois que ça nous arrivait aussi à nous. Très bien. Je trouverai un moyen de leur faire savoir à tous qu’ils ne seront pas mis au rancart. »
Geary s’apprêtait à couper la communication quand le médecin reprit la parole : « Avez-vous consulté les rapports des vaisseaux de la République de Callas et de la Fédération ? »
Geary hocha la tête. « Je les ai parcourus. Il ne semble pas y avoir de problèmes à bord de ces bâtiments-là. Je sais qu’ils souhaitent être détachés de la flotte à notre retour, et je ferai de mon mieux pour que ça se produise.
— Il ne semble pas y avoir de problèmes, reprit Nasr, mais il y en a. Ces hommes et ces femmes s’attendaient à rentrer chez eux à la fin de la guerre et à ce que la République et la Fédération rappellent leurs vaisseaux. Ça n’est pas arrivé. Pour le moment, tous vont très bien, du moins en apparence. Mais comment savoir si quelqu’un qui poursuit son train-train quotidien et travaille comme d’habitude, sans présenter aucun symptôme de troubles, ne va pas brusquement craquer sous le coup d’une tension dissimulée jusque-là ? Cela s’applique à ces vaisseaux. Méfiez-vous-en, amiral.
— Je n’y manquerai pas, docteur. » Geary resta assis un long moment après avoir raccroché. Je ne peux guère faire davantage pour les vaisseaux de la Fédération du Rift et de la République de Callas, et j’ai déjà dit à tous leurs supérieurs d’étroitement surveiller leurs gens et de faire procéder à une évaluation de ceux qui leur paraissent marginalisés. Mais je dois leur faciliter la tâche. Il se redressa dans son fauteuil et appuya sur la touche ENREGISTREMENT de son logiciel de com. « Ici l’amiral Geary. J’aimerais faire le point de la situation pour tout le monde. Nous quitterons bientôt Midway pour rentrer chez nous. Nous y resterons assez longtemps car, bien que vous vous soyez tous décarcassés pour maintenir vos vaisseaux opérationnels et réparer les dommages dont ils avaient souffert, la flotte aura encore besoin de nombreuses journées de travail dans les chantiers spatiaux de Varandal. »
Comment leur présenter la suite ? « Je tiens à vous donner personnellement l’assurance que je ferai tout ce qui est en mon pouvoir pour veiller sur vous et faire en sorte qu’à notre retour vous soyez traités comme vous l’avez mérité par vos états de service. » Ça ne suffit pas. Bien sûr que je vais veiller sur ceux qui ont servi sous mes ordres. C’est ma responsabilité. Mais je ne peux pas leur promettre qu’il n’y aura pas de problèmes à notre retour. Comment leur faire comprendre que je ne vais pas les abandonner ?
Oh, flûte. Contente-toi de leur dire ça. « Nous n’abandonnerons personne dans l’espace extraterrestre. Nous ne laisserons personne derrière nous en rentrant. »
Il mit fin à l’enregistrement puis appela la passerelle. « Pourriez-vous vérifier quelque chose pour moi, Tanya ?
— Dans la mesure où je n’ai rien d’autre à faire que de diriger un croiseur de combat et son équipage, voulez-vous dire ?