Maintenant. Geary tapota de nouveau sur ses touches, en appuyant d’abord sur celle qu’on avait préparée pour l’envoi d’un message au CECH Boyens. Il avait adopté une expression à la fois intriguée et furibonde et s’exprimait sur un ton véhiculant les mêmes émotions. « CECH Boyens, ici l’amiral Geary de la première flotte de l’Alliance. Vous avez dépêché une force pour intercepter un vaisseau affrété par le gouvernement de l’Alliance et agissant sous son autorité. Cessez immédiatement toute action visant un bâtiment portant les couleurs de l’Alliance et rappelez vos chiens. Geary, terminé. » Il renonça délibérément aux salutations formelles, conférant ainsi au message une fin brutale.
Tous les regards sur la passerelle s’étaient de nouveau tournés vers lui, mais ils se reportèrent sur Rione et Charban à l’entrée des émissaires. « Amiral, nous avons affrété ce vaisseau pour mener à bien une mission du gouvernement de l’Alliance, lâcha Rione, l’air sincèrement surprise. Pourquoi des vaisseaux syndics le pourchassent-ils ?
— Je n’en sais rien, madame l’émissaire, répondit Geary. J’ai informé les Syndics du statut de ce bâtiment et je leur ai demandé de faire machine arrière. »
Desjani fit à son tour mine d’être étonnée. « Nous avons affrété ce croiseur de Midway ? Au nom du gouvernement de l’Alliance ?
— C’est exact, affirma Charban. Nous avons estimé qu’il était de l’intérêt de l’Alliance que nous restions en bons termes avec la mère patrie de ce croiseur lourd.
— Mais, si c’est le gouvernement de l’Alliance qui l’a affrété, il demeure sous sa responsabilité pendant toute la période de l’affrètement. Et si les Syndics l’attaquent…
— Ils s’en prennent à un vaisseau de l’Alliance, conclut Geary. Toutes les unités de la formation Alpha, accélérez jusqu’à 0,2 c, virez de trente-deux degrés sur tribord et de six vers le haut.
— Il vous faudra effectivement réagir s’ils agressent un vaisseau de l’Alliance », convint Rione. Elle avait l’air authentiquement bouleversée, comme si tout cela n’avait pas été arrangé à l’avance.
Il avait minuté son message avec le plus grand soin. Les croiseurs lourds et avisos syndics avaient certainement reçu l’ordre d’attaquer le bâtiment isolé de Midway. Déjà humilié une première fois, Boyens veillerait ce coup-ci à ne pas laisser sa proie lui échapper. À moins qu’il n’en donne le contrordre, ils attaqueraient. Mais Geary lui avait envoyé son message afin qu’il l’atteigne avant que ses vaisseaux ne commencent à tirer, mais trop tard malgré tout pour que son contrordre leur parvînt. C’était une pure et simple question géométrique : les trois côtés de cette communication triangulaire n’en laissaient tout bonnement pas le temps à Boyens.
Le CECH devait déjà s’en rendre compte. Geary se dépeignit avec un grand sourire le Syndic fulminant en prenant conscience, trop tard, qu’il était tombé dans le piège qu’on lui avait tendu.
« Les croiseurs lourds syndics viennent de lancer des missiles ! » rapporta le lieutenant Castries. Les alarmes des systèmes de combat de l’Indomptable corroborèrent.
« Le CECH Boyens aurait dû recevoir votre message avant que ses vaisseaux ne tirent, déclara Desjani, dont les paroles furent dûment et officiellement enregistrées.
— C’est exact, dit Geary. Il nous faut donc présumer qu’il a délibérément attaqué un vaisseau de l’Alliance. Nous veillerons à ce que les Syndics ne se tirent pas impunément d’un tel acte d’agression. » Il tapota de nouveau sur ses touches, en ne feignant cette fois que la seule fureur. « CECH Boyens, vos vaisseaux ont tiré sur un bâtiment alors que vous aviez été averti qu’il opérait sous pavillon de l’Alliance. C’est un acte d’hostilité et une flagrante infraction au traité de paix que les Mondes syndiqués ont juré de respecter. Selon les clauses de ce traité, je suis habilité à prendre toutes les mesures nécessaires à la protection des vies et propriétés de l’Alliance. C’est ce que je vais faire à présent, en éliminant tout ce qui menace l’Alliance dans ce système stellaire ! Geary, terminé ! »
Comme pour ajouter aux migraines de Boyens, l’unité de propulsion apparemment endommagée du croiseur lourd de Midway reprit brusquement vie à pleine puissance, avec de spectaculaires répercussions sur son accélération. « Cela va créer de sérieux problèmes aux missiles que les Syndics ont lancés en se basant sur leur première évaluation de l’accélération que pouvait atteindre ce croiseur lourd, fit observer Desjani.
— Il n’en a pas moins deux douzaines de missiles à ses trousses.
— Il s’en tirera, déclara-t-elle sans quitter son écran des yeux. Du moins s’il écoute le capitaine Bradamont. Elle est bien à bord de ce croiseur lourd, n’est-ce pas ?
— Oui. » Organiser discrètement le transfert de Bradamont sur le vaisseau syndic n’avait pas été une mince affaire, mais les opérations routinières de réapprovisionnement pouvaient masquer bon nombre d’activités beaucoup moins routinières. « Sa présence à bord établit clairement et légalement qu’il est provisoirement aux ordres de l’Alliance. Les autorités de Midway ont également affecté un kapitan-levtenant Kontos au croiseur lourd pendant qu’il était affrété par l’Alliance, ajouta Geary.
— Kontos ? demanda Tanya. Nous le connaissons ?
— C’est lui qui a suggéré d’atteler le cuirassé à l’installation des forces mobiles afin de la remorquer pour la soustraire au bombardement Énigma, répondit Geary.
— Oh ! » Tanya eut un sourire entendu. « Et maintenant le capitaine Bradamont peut nous fournir un tas d’observations détaillées sur ce kapitan-levtenant si ingénieux et inventif ?
— Exactement, convint Geary.
— Bien joué, amiral. » Elle pianota sur les touches de contrôle de l’armement. « Nous serons à portée de tir de Boyens dans quarante-cinq minutes si nous maintenons cette vélocité de 0,2 c. »
Geary hocha la tête puis reporta le regard sur son écran. Que faire si Boyens ne fuit pas ? S’il persiste à camper sur ses positions ? Je vais devoir engager le combat avec ce cuirassé et éliminer les croiseurs lourds et légers ainsi que les avisos qui l’escortent. Ce sera un carnage, mais ils pourraient encore infliger des dommages à certains de mes vaisseaux et, à notre retour, il me serait beaucoup plus difficile d’expliquer l’anéantissement d’une flottille syndic que sa dispersion.
Boyens ne disposait que d’une très brève fenêtre pour agir. Les cuirassés excellent sans doute par leur puissance de feu et leur blindage, mais non par leur accélération. S’il tenait à éviter l’attaque de l’Alliance, il lui faudrait piquer sur le portail de l’hypernet assez tôt pour devancer l’Alliance et réduire à néant son avantage.
« Le portail est sa seule issue, reprit Desjani. S’il tentait de gagner le seul point de saut qu’il pourrait atteindre avant que nous ne le rattrapions, il tomberait pile sur la flottille de Midway.
— N’est-ce pas là une heureuse coïncidence ? ironisa Geary.
— Il faut continuer à le poursuivre, affirma-t-elle d’une voix sourde. Il n’empruntera pas ce portail s’il s’imagine que nous allons virer de bord. On doit maintenir notre vélocité et continuer à le canarder jusqu’au départ de sa flottille. Si nous tergiversons un tant soit peu, si nous ralentissons, si nous lui donnons la moindre raison de douter de nos intentions, il esquivera ce portail et nous devrons alors le détruire.
— Vous avez raison. » Il avait tenté d’évaluer à quel moment il pourrait ordonner à sa force d’assaut de se disperser, mais Tanya avait vu juste. « Il va jouer au plus fin, rien que pour voir si nous ouvrons le feu.