— Parfait. Pouvez-vous me rejoindre dans la salle de conférence pour assister à ça ? J’aimerais être connecté au docteur Nasr.
— On pourrait aussi bien le faire sur la passerelle, se plaignit Desjani. Oh, vous tenez à un local moins public au cas où un incident désagréable surviendrait pendant que nous leur livrons certains des timbrés que les Énigmas ont gardés claustrés.
— Oui, commandant, répondit patiemment Geary. Ces timbrés le sont précisément parce que les Énigmas les ont gardés claustrés. Ne l’oublions pas.
— À vos ordres, amiral. Salle de conférence dans dix minutes. »
Geary s’y pointa bien avant les dix minutes prévues et y trouva Tanya. « Les Syndics… Les navettes de Midway, je veux dire… ont-elles déjà apponté ? »
Desjani haussa les épaules. « Je le saurais si j’étais sur la passerelle…
— Vous le savez de toute façon.
— Bon sang ! Vous me connaissez trop bien. » Elle lui fit signe d’entrer. « Les premières apponteront dans deux minutes. » Elle s’assit et pianota sur des touches : un écran s’alluma au-dessus de la table. Des fenêtres virtuelles s’ouvrirent, dont une montrait une image en grand angle de la soute du transport d’assaut Haboob.
L’écran principal zooma sur le Haboob, en même temps que les senseurs de la flotte retransmettaient automatiquement l’image extérieure du transport à tous ses vaisseaux. Le cargo de Midway stationnait près du Haboob ; les deux bâtiments semblaient immobiles sur fond d’espace infini et d’étoiles innombrables. Même après tant d’années passées à piloter des vaisseaux dans l’espace, Geary devait encore faire l’effort de se rappeler qu’ils filaient en réalité à très grande vitesse sur une orbite autour de l’étoile Midway. Qu’ils ne semblaient immobiles qu’en raison des énormes distances impliquées et de l’absence de repères proches permettant de fixer une échelle.
Quatre navettes, effectuant la brève traversée du cargo au transport, se dirigeaient à présent vers le Haboob.
« Je croyais que nous ne devions larguer que dix-huit des ex-prisonniers d’Énigma, fit remarquer Desjani. Ça fait beaucoup de navettes pour dix-huit passagers.
— Des passagers inhabituels », répondit Geary. Il vérifia le manifeste des navettes, découvrit pour chacune une longue liste de membres du personnel médical et technique, ainsi que deux officiers de sécurité par embarcation. « Seulement deux flics par navette, j’en ai peur. Je m’attendais à plus.
— Et comment, de la part de Syndics ! grogna Tanya en consultant les manifestes à son tour. Certains de ces toubibs et techniciens sont peut-être aussi des vigiles.
— Peut-être. » Desjani ne se fiait pas aux gens de Midway. Lui-même ne leur faisait pas entièrement confiance. Il pouvait tout juste espérer que la patrie à laquelle ces ex-prisonniers aspiraient les traiterait mieux que les Énigmas.
L’image du docteur Nasr lui apparut dans une fenêtre distincte. « Amiral… commandant…
— Qu’est-ce que ça vous inspire ? demanda Geary.
— Le meilleur choix possible dans un assez médiocre bouquet, répondit Nasr. Je reste de cet avis. »
Desjani fit la grimace. « J’ai peine à croire qu’on puisse exiger de revenir sous la férule des Syndics.
— Mais ce sont eux-mêmes des Syndics, déclara le médecin. Leur famille vit ici ou à proximité. Et Midway n’est plus sous la tutelle syndic, de sorte que ceux-là mêmes qui, à un moment donné, semblaient encore hésitants aspirent désormais à regagner leur étoile natale. J’ai parlé avec ces dix-huit personnes au cours de la dernière heure et je suis convaincu que toutes souhaitent sincèrement nous quitter.
— Eh bien, nous respecterons leurs vœux », lâcha Geary. On n’aurait plus à se charger que des trois cent quinze autres ex-prisonniers des Énigmas. « Je regrette seulement que nous n’ayons jamais découvert pourquoi les Énigmas cantonnaient à trois cent trente-trois exactement le nombre de leurs prisonniers », confia-t-il à Tanya.
Elle poussa un grognement. « Ajoutez cette lacune à la liste. Nous n’avons pratiquement rien découvert sur eux sauf qu’ils se montrent farouchement jaloux de toute information les concernant. Mais nous sommes en train de casser leur petit code secret. Ça les rendrait probablement dingos s’ils l’apprenaient, ajouta-t-elle sur un ton suggérant qu’elle ne voyait aucune objection à infliger les pires souffrances morales à ces extraterrestres. Sommes-nous sûrs que les gens d’ici traiteront correctement, et pas en rats de laboratoire, les gens que nous leur parachutons ?
— Non. »
Ce monosyllabe aurait peut-être inspiré d’autres commentaires à Desjani, mais le ton sur lequel il l’avait prononcé l’incita plutôt à lui jeter un regard muet. Elle aussi ne le connaissait que trop bien.
La vidéotransmission du transport Haboob fournissait des images claires comme le cristal de ce qui devait être tout le petit groupe d’ex-prisonniers rassemblés dans son aire de chargement de tribord. Après avoir été confinés pendant tant d’années à l’intérieur d’un minuscule astéroïde, les gens qu’on avait libérés des mains des Énigmas ne se connaissaient toujours qu’entre eux et, depuis leur relaxe, tendaient à se regrouper étroitement. Ils formaient à présent un troupeau compact, au sein duquel on ne distinguait les dix-huit futurs libérés qu’au paquetage de l’Alliance qu’ils portaient, contenant les rares effets personnels ramenés de leur prison ou acquis depuis en cours de route.
Les fusiliers qui montaient la garde à l’orée de l’aire d’embarquement semblaient détendus et devisaient entre eux. Ces ex-prisonniers n’avaient jamais causé de problèmes depuis leur arrivée à bord du Haboob, et ils se conduisaient comme s’ils craignaient que leur plus léger faux pas ne se solde par un retour immédiat à leur claustration. Leur angoisse avait valu au personnel médical de la flotte qui s’efforçait de rassurer ses patients d’interminables affres, mais elle avait aussi considérablement facilité la tâche des fusiliers responsables du bon ordre et de la discipline à bord du Haboob.
Des lampes s’allumèrent au linteau des quatre principales écoutilles menant à l’aire d’embarquement : les navettes de Midway finissaient d’apponter et accouplaient leurs propres tubes d’accès à ceux du transport. Les fusiliers de l’Alliance se raidirent aussitôt au garde-à-vous, l’arme au poing. Les navettes de Midway avaient été construites par les Mondes syndiqués, elles étaient pilotées et armées par des hommes et femmes qui avaient combattu dans les rangs des Syndics. Nul à bord du Haboob ne se détendrait tant que ces navettes et leurs occupants seraient là.
Les spécialistes civils de Midway émergèrent les premiers. Quelqu’un avait eu le bon sens d’éviter de placer les militaires en tête. Un groupe mené par le docteur Nasr se porta à leur rencontre. Geary ne se donna pas la peine de grossir l’image ni de monter le volume de la retransmission de cette rencontre, qui lui parvenait par le truchement du médecin. Même de loin, on n’avait aucun mal à appréhender la banalité des présentations et cette habitude qu’ont les experts de se jauger et de se toiser mutuellement quand ils font connaissance.
Geary étudia les civils de Midway et ne repéra aucun signe des divers codes vestimentaires jadis requis et imposés au sein des hiérarchies professionnelles des Mondes syndiqués. « Au moins a-t-on eu l’intelligence de ne pas nous envoyer des quidams en complet de CECH. »
Une fois les derniers médecins et techniciens embarqués sur le Haboob, les quatre pilotes des navettes les suivirent et formèrent un petit groupe près des écoutilles tandis que les civils de Midway et le personnel médical de l’Alliance se mélangeaient.