Desjani hocha la tête. « Et les pilotes ont aussi des uniformes différents de ceux des Syndics. Les tenues que portent les officiers à bord de leurs vaisseaux ont l’air d’équipements syndics recyclés, mais celles de ces pilotes sont flambant neuves. » Difficile de dire, au seul son de sa voix, si Tanya approuvait ou n’y voyait qu’une autre ruse de la part de l’ancien ennemi.
Angoissés, les ex-prisonniers dévisageaient les gens de Midway comme s’ils cherchaient à retrouver une tête connue parmi eux. Les fusiliers observaient à la fois les spécialistes de Midway et les rescapés. Un groupe d’officiers de la flotte de l’Alliance et d’officiers des fantassins fit irruption à son tour dans l’aire d’embarquement et pila net, presque aussitôt, pour examiner tout le monde avec curiosité. Autant de gloutons optiques. Dès qu’il se passe quelque chose qui sort un peu de l’ordinaire, des gens qui n’ont rien de mieux à faire viennent jeter un œil.
« Amiral ? » La voix du docteur Nasr était inhabituellement cassante. « L’officier responsable aimerait savoir si la présence de ces personnes sans affectation précise est requise.
— Ces badauds ? demanda Geary. Pourquoi pas ?
— C’était également mon avis, mais les officiers chargés de la surveillance aimeraient en avoir un autre.
— Je vois. Dites-leur que l’amiral en chef approuve la présence de personnel non autorisé désirant assister à l’événement. »
Si peu habituel que fût celui-ci, cette tentative officieuse pour chasser le personnel non autorisé fit à Geary l’effet d’une routine rassurante. Mais, en se tournant vers Tanya, il constata qu’elle plissait le front d’inquiétude. « Qu’y a-t-il ?
— Qu’est-ce qu’ils fabriquent ?
— Les spécialistes de Midway ? Ils rassemblent toutes les informations qu’ils peuvent sur les gens qu’ils vont prendre en charge. Le docteur Nasr m’a dit que la retransmission des archives avait été coordonnée longtemps à l’avance : dossiers médicaux, traitements prescrits depuis leur récupération, archives des tests et analyses que nous leur avons fait passer pour vérifier qu’ils n’étaient pas infectés par des toxines ou des maladies implantées en eux par les Énigmas. Ce genre d’informations.
— On dirait des gens tout à fait normaux… déclara Desjani d’une voix songeuse.
— Bien sûr qu’ils sont… » Geary s’interrompit brusquement en se rendant compte que Desjani n’avait jamais assisté à un tel événement. Personne de vivant au demeurant, à part lui-même. Avant la guerre, il y avait sans doute eu des rencontres pacifiques entre gens de l’Alliance et des Mondes syndiqués. Il avait assisté à certaines rencontres de délégations officielles aux premières loges. Mais ça ne se faisait plus depuis belle lurette. Les deux bords avaient complètement cessé de s’adresser la parole, dans le cadre du long processus de dégénérescence d’une guerre qui durait depuis un siècle. Lorsqu’ils se rencontraient encore, c’était pour se combattre ou dans les rôles respectifs de prisonniers et geôliers. « C’est ainsi que ça doit se passer », finit-il par dire.
Desjani ne répondit pas ; elle pointa le doigt pour attirer son attention sur le pilote d’une des navettes de Midway : la fille venait brusquement de se tourner vers les officiers de la flotte et les fusiliers qui assistaient au déroulement de la scène et se dirigeait vers eux d’un pas résolu. Geary n’eut aucune peine à sentir monter la tension dans l’aire d’embarquement à la vue de son comportement : les fusiliers de l’Alliance faisaient sauter en cliquetant le cran de sûreté de leur arme, qu’ils tenaient encore au « présentez armes ».
Mais elle s’arrêta à quelques pas des officiers de l’Alliance et les dévisagea, comme médusée. « Je… Pardonnez-moi. Comment dire ça ? Pouvez-vous… Pourriez-vous me répondre ?
— Peut-être, répliqua un des officiers sans se mouiller. À quoi ?
— Étiez-vous… poursuivit le pilote d’une voix haletante. L’un de vous était-il à Lakota ? Quand votre flotte s’y est battue ? »
Un des officiers hocha la tête au terme d’un bref moment de silence. « Pas sur ce vaisseau. Le Haboob ne faisait pas encore partie de la flotte. Mais moi j’y étais.
— Mon frère est mort à Lakota », reprit la fille. Chaque mot était brutal à présent. « Je n’ai pas su comment. J’espérais que… vous pourriez me dire comment il est mort. »
Visages crispés et échines roides se détendirent légèrement. « Il y a eu plusieurs engagements différents, déclara l’officier qui avait reconnu sa participation à cette bataille.
— Il était sur un croiseur léger. Le CL-901.
— Je suis désolé. » Il en avait l’air et devait sincèrement l’être. Quiconque a fait la guerre compatirait. « Nous ignorions la désignation des vaisseaux que nous combattions. »
La pilote se mordit les lèvres, se retourna et reporta le regard sur les officiers de l’Alliance. « J’ai appris que vous aviez fait des prisonniers. Sur ordre de Black Jack. Des bruits ont couru.
— En effet. Nous en avons fait. Mais pas à Lakota. Nous n’en avons jamais eu l’occasion. » L’officier de l’Alliance hésita. « Savez-vous au moins ce qui s’est passé là-bas ?
— Non. Sécurité militaire. Nous n’avons rien su officiellement à part les sempiternels mensonges. Même la nouvelle de la mort de mon frère m’est parvenue par le bouche à oreille.
— Le portail de l’hypernet de Lakota s’est effondré. Une flottille syndic le gardait et elle avait certainement reçu l’ordre de provoquer son effondrement en cas de victoire de notre part dans ce système. Elle a tiré sur les torons. »
La pilote tressaillit et ses yeux se fermèrent violemment puis elle se maîtrisa et les rouvrit. « Ils ne savaient pas. Nous ne l’avons appris que quand nous avons tué les serpents. C’est là que nous avons découvert ce qui se produit quand un portail s’effondre. Ils ne savaient pas, répéta-t-elle.
— Nous avions déjà deviné qu’ils devaient l’ignorer. Ç’aurait été du suicide. Ces vaisseaux n’ont sans doute jamais su ce qui les frappait. L’onde de choc s’est répandue à travers tout le système stellaire, balayant capsules de survie, cargos et tout ce qui ne disposait pas de boucliers convenables. Nous avons eu de la chance. Nous nous trouvions assez éloignés du portail pour qu’elle se soit affaiblie au moment de nous toucher, de sorte qu’elle ne pouvait plus nous causer de grands dommages. Mais elle a dévasté tout le système. Je regrette, mais je ne peux pas vous dire ce qu’il est advenu de votre frère. »
La fille hocha la tête, le visage convulsé par les émotions qui s’y succédaient. « Ça ira. Je sais ce que c’est.
— Vous êtes pilote de navette sur un vaisseau ?
— Non. » Du pouce, elle montra l’écusson brodé sur l’épaule de son uniforme. « Forces terrestres. Aérospatiale.
— Avec vols atmosphériques quotidiens ? Brouillard, vent et orages ? Je préfère être à ma place qu’à la vôtre. »
Elle eut un sourire très fugace. « Ça peut parfois tourner vinaigre mais rien qui ne soit à notre portée. Je travaille pour le général Drakon et il n’enverrait jamais ses collaborateurs là où il n’irait pas lui-même.
— Que faites-vous pour le général Drakon ? s’enquit un officier des fusiliers.
— Interventions au nom de la défense planétaire et soutien des forces terrestres, en règle générale. J’étais aussi à Taroa, pour cette opération où on a aidé à virer les Syndics de ce système stellaire. Le général Drakon nous avait désignés pour cette mission parce que les forces mobiles de Midway – la flottille de Midway, je veux dire – ne dispose pas de beaucoup de navettes. »