— Midway n’avait accepté d’en accueillir que dix-huit, docteur.
— Nous sommes en pourparlers avec les représentants de Midway, amiral. » Sur le grand écran, Geary pouvait voir les spécialistes civils et le personnel médical du Haboob argumenter, débattre, discuter et, de manière générale, afficher la même mine frustrée que lui-même, tandis que la masse paniquée des ex-prisonniers des Énigmas gémissait ou glapissait à l’arrière-plan. « Ils ont l’air disposés à accepter aussi les autres et, s’il risque d’être un peu encombré, leur cargo en a la capacité. Mais il leur faut l’approbation de leurs dirigeants. »
Ce qui exigerait encore près de cinq heures puisque la présidente Iceni et le général Drakon se trouvaient actuellement à près de deux heures-lumière et demie de la position orbitale de la flotte. « Damnation ! »
Tanya le laissa prudemment bouillir. Quand il reprit la parole, il fulminait. « Très bien, finit-il par dire. Devons-nous renvoyer ces ex-prisonniers dans leurs quartiers en attendant que les autorités de Midway prennent leur décision ?
— Non, dit le docteur Nasr. S’ils paniquent déjà maintenant, les forcer à regagner leurs cabines comme si nous voulions les empêcher de débarquer ne ferait qu’ajouter de l’huile sur le feu.
— Très bien, répéta Geary en s’efforçant de paraître plus serein qu’il ne l’était. Gardez-les tous ici, sur l’aire d’embarquement. Demandez aux gens de Midway de transmettre sans délai à leurs supérieurs un message les priant d’accepter tous les prisonniers libérés. Que l’officier responsable de la sécurité de l’aire d’embarquement se charge d’abreuver et alimenter ceux qui en auront besoin, et qu’il maintienne les gardes en position.
— À vos ordres, amiral. Je transmettrai les instructions. »
Le docteur Nasr allant vaquer à ces mesures, Geary secoua la tête de frustration à la vue des images du Haboob montrant les ex-prisonniers, désormais agglutinés et se cramponnant les uns aux autres en pleurant. « Je sais bien que leur longue réclusion chez les Énigmas en a fait de véritables épaves, nerveusement parlant, mais devaient-ils vraiment nous compliquer encore la tâche en changeant d’avis au dernier moment ?
— Comme vous venez de le dire, ce sont des épaves, répondit Tanya. Vous avez mis le doigt sur le côté positif, pas vrai ?
— Parce qu’il y a un côté positif ? demanda Geary en regardant d’un œil morose s’apaiser lentement le foutoir à bord du Haboob.
— Enfer, bien sûr que oui ! Si nous les larguons tous ici, ils deviendront le problème de Midway. Nous n’aurons plus à nous soucier d’eux. »
Geary observa un instant le silence puis sentit un sourire s’épanouir sur son visage. « C’est vrai. Je n’aspirais pas beaucoup à les protéger des chercheurs de l’Alliance et des vautours des médias à notre retour. Nous les avons libérés et ramenés chez eux. Nous avons fait ce qui était juste et honorable. Vive nous ! Que fabriquez-vous ?
— Je lance une recherche. » Tanya continua de pianoter sur ses touches et approcha un micro virtuel des officiers de l’Alliance qui s’étaient entretenus avec la pilote de navette. « Cet enregistrement précède de peu l’instant où nos nombreux ex-prisonniers ont décidé de nous faire ce mauvais coup. J’aimerais savoir ce que ces officiers ont pensé de leur conversation avec cette ex-syndic.
— Pourquoi ?
— Parce que je ne connais pas la réponse et que je tiens à la découvrir, amiral. » Elle finit d’entrer sa commande. Les officiers marmonnaient ou avaient baissé la voix, ce qui, normalement, aurait dû rendre pratiquement inintelligibles les conversations qu’ils tenaient entre eux, mais le logiciel audio analysait automatiquement tous les sons et reproduisait numériquement chacune de leurs phrases, de sorte que Geary et Desjani comprenaient très distinctement tout ce qu’ils se disaient.
« Lakota était moche à ce point ? — Pire. — Comme Kalixa ? — Bien pire. — C’était quoi, cette histoire à propos de Taroa ? On devrait le faire consigner. — Ils traitaient leurs propres flics de serpents ? — Pas des flics. Elle a parlé de police secrète, quelque chose comme ça. — Elle mentait peut-être. — Alors c’est une foutrement bonne menteuse. — Comment ont-ils pu croire que c’est nous qui avions commencé ? — Pétasse ! — Elle a perdu son frère. — Moi aussi ! — On ne se fie pas non plus à nos politiciens, pas vrai ? — Jamais de la vie ! — Les Syndics sont encore pires. Tout le monde sait ça. — Notre gouvernement n’est peut-être pas si mal, après tout. — Comparé aux Syndics. »
« La seule grande qualité des Syndics, fit remarquer Desjani, l’enregistrement s’achevant sur le début de la crise de panique des ex-prisonniers, qui noya tous les autres sons dans une effroyable cacophonie. Comparé à ce qu’on rapporte sur eux, tout paraît plus gai et brillant.
— Je n’y avais pas réfléchi jusque-là, admit Geary. Nous avons traversé l’espace syndic une première fois pour cette mission et nous allons recommencer au retour. Le personnel de la flotte se trouve donc aux premières loges pour assister aux répercussions de l’effondrement des Mondes syndiqués. Il constate l’ignominie de la férule syndic. Quoi qu’il pense de notre gouvernement et si mécontent qu’il soit de ses méthodes, de la politique et des politicards de l’Alliance, il est bien placé pour voir à quel point ça pourrait être pire. »
Desjani leva les yeux au ciel. « Dire de notre gouvernement qu’il est meilleur que celui des Syndics, ce n’est pas franchement chanter ses louanges. Tout vaut mieux que les Syndics. Et affirmer que nos politiciens sont supérieurs aux CECH risque de déclencher quelques polémiques.
— Tous les politiciens ne se ressemblent pas. Regardez un peu ce qui se passe dans certains des systèmes où le pouvoir syndic s’est effondré, suggéra Geary. La population de Midway a joué de bonheur.
— Peut-être, en effet. Le système ne s’est pas encore désintégré. Ça ne veut pas dire que ça n’arrivera pas. Vous avez entendu cette femme, la pilote de navette ? Nous sommes libres, disait-elle. Combien de temps encore croyez-vous qu’elle et ses semblables accepteront d’obéir aux ordres d’une paire d’ex-CECH ?
— Tout dépend de ce que feront les ex-CECH en question, répliqua Geary. La présidente Iceni a posé à l’émissaire Rione tout un tas de questions sur les différents gouvernements au sein de l’Alliance. Comment ils réussissent à maintenir l’ordre, à garder le soutien de leur population, à rester stables.
— Elle demande à cette sorcière des conseils pour devenir un bon politique ? Ou bien Iceni s’imagine-t-elle que cette femme pourrait instruire un dictateur ?
— Tanya, en dépit de tous ses défauts, Victoria Rione croit en l’Alliance.
— Vous avez le droit de penser que ça fait contrepoids à ses tares. Ce n’est pas mon avis. »
Il se leva en soupirant. « D’accord. Il ne nous reste rien d’autre à faire qu’à attendre cinq heures, au bas mot, avant d’apprendre si Iceni consent à les accueillir tous.
— Rien d’autre à faire ? persifla Desjani en se levant à son tour. Mais dans quel monde vivez-vous ?
— Dans un rêve, admit-il. Il reste beaucoup à faire.
— Ça, c’est mon amiral. » Elle leva la main pour doucement balayer de l’épaule de Geary une poussière inexistante. « Mon époux me manque.
— Vous lui manquez.
— Par bonheur, l’amiral va nous ramener chez nous, où nous pourrons passer un petit moment ensemble hors de mon croiseur de combat et de son vaisseau amiral. Un petit moment d’intimité, loin du service. » Elle recula d’un pas et sourit fugacement. « Je serai sur la passerelle, amiral.