— Et moi dans ma cabine, commandant. »
Cinq heures et dix minutes plus tard, un message leur parvenait du Haboob. « Midway consent à les accueillir tous », annonçait le docteur Nasr. Des mois qu’il n’avait pas affiché une mine aussi joyeuse.
Ç’avait été rapide. Iceni n’avait pas dû consacrer des masses de temps à la réflexion. Se soucie-t-elle vraiment d’eux et de leur sort ? Ou n’y voit-elle qu’un filon à exploiter, une source de renseignements sur les Énigmas et un moyen de pression sur le gouvernement syndic et les autres systèmes stellaires ? Plus il y en a, mieux c’est.
Mais ces gens ne sont plus des prisonniers. Nous les avons libérés. Ils ont exprimé le désir de nous quitter et Midway a accepté de les prendre en charge. Ai-je un autre choix que d’espérer qu’Iceni se comportera correctement ?
Que non pas. « Recommanderiez-vous que nous les remettions tous à Midway ? demanda-t-il, tenant à ce que cela figure dans le procès-verbal officiel.
— C’est ce que je préconise, amiral. Il me semble que les autorités locales traiteront civilement ces gens que nous avons repris aux Énigmas.
— Alors, faites-les embarquer sur les navettes. Ça exigera sans doute quelques va-et-vient supplémentaires, mais au moins ce sera réglé. »
Une source de migraine évitée. Dommage qu’il en restât tant d’autres.
Cela dit, il pouvait désormais décider le départ. Il n’avait aucun mal à imaginer le bonheur avec lequel la flotte accueillerait l’annonce qu’elle entamait enfin son voyage de retour.
Depuis que la toute première main avait empoigné le tout premier outil, l’humanité avait construit bon nombre d’artefacts considérables. Certains avaient paru énormes à leurs bâtisseurs, jusqu’au jour où une nouvelle merveille était venue éclipser les chefs-d’œuvre précédents.
Mais les portails de l’hypernet formaient une catégorie à part. Les nombreux « torons » qui maintenaient la cohésion de la matrice d’énergie dessinaient à eux seuls un cercle d’un diamètre si vaste que tout vaisseau humain approchant d’un portail semblait rapetissé. La flotte de Geary tout entière, avec ses centaines de vaisseaux, aurait pu s’y engouffrer de front. Et le réseau créé par les portails, lui-même d’une immensité inimaginable, s’étendait sur des milliers d’années-lumière cubiques et donnait directement accès à des dizaines de systèmes stellaires.
Celui de Midway, désormais tout près, se dressait dans l’espace devant les vaisseaux de l’Alliance, évoquant très exactement ce qu’il était : un portail donnant sur ailleurs.
Geary avait de nouveau rassemblé sa flotte en une titanesque formation ovoïde qui permettrait de bien la défendre mais ne véhiculerait aucune agressivité. Les transports d’assaut, les auxiliaires et l’Invulnérable, le supercuirassé arraché aux Bofs, occuperaient sa partie la mieux protégée. La plupart des cuirassés de la flotte formeraient près de ces unités plus faibles et précieuses une sorte de coquille blindée, avec, par-delà, croiseurs de combat, croiseurs lourds, croiseurs légers et avisos.
Si épuisés et cabossés qu’ils fussent – tant vaisseaux qu’équipages –, ils n’en offraient pas moins un magnifique spectacle.
Geary arracha son regard à la rassurante image de puissance qui s’affichait sur son écran et effleura délicatement une touche de commande de son unité de com. « Nous sommes sur le point de partir, capitaine Bradamont. J’ai toute confiance en vous. Faites au mieux. En l’honneur de nos ancêtres, Geary, terminé. »
Il soupira, tout en espérant qu’il avait pris la bonne décision en la laissant à Midway comme officier de liaison. Il avait parfois la funeste impression de l’abandonner entre des griffes ennemies. Mais Bradamont s’était portée volontaire quand l’occasion s’était présentée à elle. Sa présence pouvait jouer un grand rôle dans la pérennité de l’indépendance de Midway, en même temps qu’elle fournirait un moyen de jauger la sincérité de la présidente Iceni lorsqu’elle prétendait chercher une forme de gouvernement plus libre, opposable à l’ancienne tyrannie syndic. « Allons-y, Tanya.
— Indras ? demanda Desjani, la main plafonnant au-dessus du commutateur de la clef de l’hypernet.
— Oui. C’est le chemin le plus rapide et direct vers l’Alliance. » Il la regarda sélectionner le nom de l’étoile. Toutes n’étaient pas dotées d’un portail, loin s’en fallait, compte tenu des coûts de construction exorbitants. Et la clef de l’hypernet syndic, acquise dans le cadre d’un complot machiavélique des Mondes syndiqués destiné à détruire l’Alliance, complot qui avait méchamment pété entre les doigts de ses instigateurs, était, pour la flotte de Geary, le seul moyen d’emprunter leur réseau.
Il attendit la fin de l’assez simple procédure, mais, au lieu de lui signifier que tout se passait correctement, Desjani lui adressa un regard soucieux. « L’hypernet syndic affirme ne pouvoir accéder à aucun portail d’Indras.
— Il serait arrivé quelque chose au portail de ce système ?
— Sûrement. » Tanya scrutait son écran en se mordant les lèvres. « Kalixa serait ensuite notre meilleure option, mais nous savons que son portail n’est plus. Que diriez-vous de Praja ? »
Il étudia son propre écran puis opina. « Va pour Praja. »
Plusieurs secondes s’écoulèrent encore puis Desjani laissa échapper une longue bouffée d’air. « Pas d’accès non plus au portail de Praja.
— Essayez Kachin. »
Nouvelle attente, puis Tanya secoua encore la tête. « Pas d’accès.
— Se pourrait-il que notre clef soit endommagée ? Ou que les Syndics aient reprogrammé leur hypernet de manière à la rendre inopérante ?
— Je n’en ai aucune idée, amiral. Je ne suis qu’une pilote de vaisseau. »
Déjà déstabilisé par cet obstacle parfaitement inattendu, Geary ressentit tout d’abord une pointe d’exaspération puis se rendit compte que Tanya lui avait répondu avec autant de candeur que de précision. « En ce cas, posons la question à quelqu’un qui devrait savoir. » Il pianota sur ses touches de com. « Capitaine Hiyen, commandant Neeson, nous avons un problème », déclara-t-il en adressant son message aux commandants du Résolution et de l’Implacable. Il poursuivit en leur expliquant ce qui se passait puis s’adossa à son fauteuil pour attendre des réponses qui prendraient plusieurs secondes à lui parvenir. Hiyen et Neeson restaient dans sa flotte ce qui se rapprochait le plus de spécialistes de l’hypernet. Dépendre de cette expertise relativement restreinte n’était guère rassurant quand un incident survenait, compte tenu surtout du peu que l’humanité comprenait à l’hypernet.
« Nous nous rapprochons du portail », marmonna Desjani comme si elle se parlait à elle-même.
Geary tressaillit, irrité cette fois contre lui-même et son incapacité à dominer la situation. « À toutes les unités de la première flotte, virez à cent quatre-vingts degrés sur tribord et réduisez la vélocité à 0,02 c, exécution immédiate. » Toute la formation allait faire demi-tour, chacune de ses unités pivotant sur place puis se servant de ses unités de propulsion principales pour freiner à contre-courant de la direction d’origine, avant d’accélérer de nouveau, mais plus légèrement, sur la trajectoire d’où elle provenait. « Merci, capitaine Desjani », murmura-t-il.
Tanya se contenta de hocher la tête, les yeux toujours braqués sur son écran.
Une autre des raisons pour lesquelles j’aime cette femme, songea Geary, en s’efforçant de son mieux de ne pas s’irriter de ce retard imprévu, ni de trop s’inquiéter non plus des conséquences éventuelles, si d’aventure la flotte devait regagner l’espace de l’Alliance en sautant d’étoile en étoile.