— Jouer la sécurité, espérons-le », lâcha Geary en reportant le regard sur les croiseurs lourds et avisos syndics piquant sur le fuyard solitaire, lequel accélérait à sa vélocité maximale.
En raison des temps de retard exigés par les communications, même à la distance relativement brève d’une minute-lumière, dix minutes s’écoulèrent encore avant que les six croiseurs lourds et les neuf avisos de Boyens n’infléchissent brusquement leur trajectoire pour remonter et revenir en accélérant vers le cuirassé qu’ils venaient de quitter.
« Les Syndics ont renoncé à leur tentative d’interception du fuyard, rapporta le lieutenant Castries, l’air de n’y pas croire elle-même. La flottille de Midway garde le cap sur le cuirassé syndic.
— Peut-être n’était-ce pas un bluff, après tout, déclara Desjani en fixant son écran. Nous le saurons dans vingt minutes.
— Commandant ? l’interpella Castries.
— Si la flottille de Midway cherche à permettre au croiseur lourd solitaire de s’en tirer, elle maintiendra ce vecteur menaçant jusqu’à ce que les croiseurs syndics ne puissent plus se retourner de nouveau à temps pour l’abattre. »
Geary avait la conviction que la kommodore Marphissa bluffait, mais il continua d’observer, en proie à une tension croissante, pendant que s’écoulaient ces vingt minutes. Parce que Tanya a raison. Tout ce que nous savons de Marphissa nous souffle qu’elle hait les CECH syndics, qui contrôlaient naguère son existence. Assez pour permettre à cette haine d’outrepasser la responsabilité qui lui incombe de préserver ses forces et de s’en servir intelligemment ? On n’enseigne pas aux officiers syndics à se soucier des pertes humaines lors des missions qu’on leur confie, et elle a appris son métier sous la férule syndic.
« Les vingt minutes sont passées, commandant, fit remarquer le lieutenant Castries. Le croiseur solitaire est désormais hors d’atteinte d’une interception par la force syndic. »
Desjani en prit acte sans mot dire, d’un hochement de tête. Si elle s’était inquiétée, elle n’en laissa rien voir.
Cela étant, l’eût-elle voulu qu’elle n’aurait rien pu changer à ce qui s’était passé deux heures plus tôt.
Vingt et une minutes après que les croiseurs syndics eurent rebroussé chemin, la flottille de Midway pivotait à son tour et négociait un large virage sur l’aile la ramenant vers sa position orbitale antérieure, à cinq minutes-lumière de celle de Boyens.
Geary laissa échapper la bouffée d’air qu’il avait retenue pendant une bonne partie de la dernière minute. « Elle a gardé le cap un peu plus longtemps, rien que pour alarmer Boyens.
— Probablement, convint Tanya en souriant. Dommage que Marphissa soit une Syndic.
— Une ex-Syndic.
— Ouais. D’accord. Elle pourrait faire un pilote de vaisseau convenable. »
Au tour de Geary de répondre d’un simple hochement de tête. De la part de Desjani, c’était une énorme concession ainsi qu’un éloge appréciable. Mais elle n’aurait sans doute pas aimé qu’on le lui fît remarquer. « Boyens s’est suffisamment moqué de notre incapacité à le faire déguerpir. Le voir se ridiculiser ainsi publiquement fait chaud au cœur. Tout Midway y assistera et verra à quel point il s’est fait bafouer.
— Tout cela est bel et bon, mais ça ne résout rien, grommela Desjani.
— Non. » Geary voyait très bien ce qu’elle voulait dire : la présence de la flotte de l’Alliance était le seul obstacle interdisant à Boyens de se servir de sa flottille pour reconquérir le système de Midway au nom des Mondes syndiqués. Techniquement parlant, Midway restait sous l’égide d’un soi-disant président et d’un prétendu général, eux-mêmes ex-CECH syndics. En réalité, la seule puissance de feu de sa flotte faisait de Geary le véritable dirigeant de ce système. Mais, en dépit de cette puissance, il avait encore les mains liées quand il avait affaire aux Syndics.
La flotte de l’Alliance devait absolument rentrer au bercail, de l’autre côté de l’espace syndic. Hormis la flottille de Boyens, elle avait eu bien d’autres raisons de s’attarder à Midway après avoir traversé en combattant des territoires extraterrestres par-delà la frontière de l’expansion humaine. Les vaisseaux de l’Alliance avaient participé à de nombreux combats et essuyé de lourdes pertes. Les auxiliaires qui les accompagnaient s’étaient certes réapprovisionnés en minerais bruts en exploitant les filons des astéroïdes du système, cela avec la permission des autorités de Midway, et ils s’étaient ensuite employés à manufacturer des pièces détachées pour les bâtiments endommagés. Tous les matelots avaient œuvré à réparer les dégâts infligés à leurs vaisseaux.
Néanmoins, ils devaient rentrer chez eux. Alors que Geary fixait son écran avec morosité, une autre alarme de collision s’y afficha, cette fois sur le supercuirassé capturé aux Bofs et rebaptisé Invulnérable. Rapetissant jusqu’aux quatre cuirassés massifs qui y étaient attelés, l’Invulnérable était l’œuvre d’une espèce extraterrestre dont les ressortissants joignaient à leurs dehors d’adorables ours en peluche mâtinés de bovins un refus farouche de communiquer avec l’humanité, sinon par une féroce agressivité. Aux yeux des Bofs, les hommes étaient des prédateurs, et, dans la mesure où il s’agissait d’herbivores évolués, ces êtres ne négociaient pas avec leurs prédateurs. L’Invulnérable recelait d’innombrables informations sur les Bofs et leur technologie, ce qui en faisait l’artefact le plus précieux de tout l’espace humain. Plus vite il gagnerait le havre de l’Alliance, mieux ce serait.
Malgré tout, Geary ne s’inquiéta pas de l’alarme. Elle avait été déclenchée par les manœuvres de six vaisseaux ovoïdes, presque entièrement lisses, qui virevoltaient entre les vaisseaux humains du système comme autant d’oiseaux gracieux parmi de patauds pachydermes. « Les Danseurs finiront par flanquer une crise cardiaque à nos systèmes de surveillance », lâcha-t-il. Les spatiaux de l’Alliance avaient surnommé ainsi les Lousaraignes en raison de l’aisance et de l’agilité avec lesquelles leurs vaisseaux pratiquaient des manœuvres qu’aucun pilote humain ni pilote automatique construit par des hommes n’aurait pu égaler.
Nul ne savait pendant combien de temps encore les Danseurs gambaderaient dans les parages en attendant que la flotte humaine ne se décide à s’ébranler ; or, dans la mesure où ils appartenaient à la seule espèce extraterrestre qui, non seulement, avait accepté de communiquer avec l’humanité mais encore avait défendu des humains au lieu de les attaquer, Geary devait également ramener dès que possible leurs représentants auprès du gouvernement de l’Alliance.
Toutes les raisons de quitter Midway pour regagner l’Alliance n’étaient pas aussi évidentes. Un autre facteur, aussi invisible qu’intangible, était le moral au plus bas des spatiaux. Ils avaient longuement, durement combattu, et ils aspiraient à jouir d’une paix qu’on présumait revenue ; à passer du temps chez eux. Mais leur patrie (ou tout du moins certaines puissantes factions au sein du gouvernement de l’Alliance) craignait ces combattants fatigués, s’inquiétait de leur loyauté, du coût du maintien de leurs vaisseaux en activité, du nombre immense de vétérans pesant déjà sur l’économie chancelante de systèmes stellaires affaiblis par la guerre.
Et des complots s’y tramaient d’ores et déjà. Combien, Geary n’aurait su le dire. Ni combien étaient dirigés contre lui. Combien saperaient les fondements de l’Alliance et causeraient son émiettement, à l’image de l’effondrement de l’empire des Mondes syndiqués. Il ne pouvait aucunement les contrecarrer de si loin : aussi éloigné qu’on pût être du territoire de l’Alliance sans sortir de l’espace colonisé par l’espèce humaine.