La voix de Desjani coupa court au train de ses pensées de plus en plus sombres. « Il ne s’agissait pas d’atrocités, amiral. Celles-là, nous pouvions les commettre en pleine lumière. »
Cette dernière phrase fut proférée avec une glaçante amertume. Mais, quand Geary se retourna pour la regarder, il se rendit compte que sa rancœur était dirigée contre elle-même.
« Il s’agissait de nous soustraire aux ordres, poursuivit-elle d’une voix plus sereine. De faire ce qu’il fallait. Ou de ne pas faire ce que nous regardions comme stupide. Et tu sais presque aussi bien que moi l’effet que peuvent produire certaines sottises sur nos états de service, alors essaie un peu d’imaginer quels ordres pouvaient bien être d’une stupidité assez crasse pour nous pousser à trouver un moyen de les contourner en conservant le plus strict anonymat.
— Je n’arrive même pas à me les dépeindre, Tanya.
— Estime-toi heureux, affirma-t-elle encore plus sombrement avant de détourner les yeux. Tu ne le pourrais pas. Tu ne l’as pas vécu. C’est une bénédiction.
— Désolé.
— Ne sois pas désolé pour moi ! Ni pour personne de cette flotte. On a dû faire avec ce qu’on avait. »
Geary fixa le pont en se mordant assez fort les lèvres pour sentir dans sa bouche le goût du sang. « D’accord. Comment s’y prend-on pour qu’un événement ne soit pas archivé ?
— Je ferai passer le mot. Ne me demande pas comment. On posera des jalons. Quand tout sera prêt, je te ferai signe et tu pourras ordonner l’opération. Une fois le premier coup tiré, les archives de la flotte affirmeront que tous les vaisseaux impliqués auront participé à une manœuvre de routine et aucun spatial, officier ou matelot, ne les contredira. » Elle secoua la tête. « Ne prends pas cet air scandalisé. Ça se fait depuis qu’on a envoyé les premiers spatiaux tuer leurs semblables. Curer les archives exige maintenant plus de boulot qu’au début, mais c’est une très, très vieille pratique. Tu le sais aussi bien que moi. »
Son regard se posa sur la plaque, posée près de l’écoutille, où s’inscrivait une longue liste de noms. Tous d’amis disparus. De compagnons de Desjani tombés au combat, avec qui elle avait servi et dont elle tenait à s’assurer qu’elle ne les oublierait jamais. « Oui, je le sais. Voilà le dilemme, Tanya : si je me range à ta suggestion, nous livrerons une autre bataille et des gens mourront encore, dont très probablement certains des nôtres. Les cuirassés sont fichtrement increvables. Si les frappes commençaient à pleuvoir, Boyens pourrait même aller jusqu’à cibler le portail en guise d’ultime pied de nez. Mais, en m’en tenant au plan des deux colonels, peut-être n’aurai-je pas à combattre, et, si besoin, il me resterait toujours ta méthode. »
Tanya mit un moment à répondre : « Boyens pourrait ne pas réagir comme ils l’espèrent.
— Mais cet enregistrement, du moins ce que nous en savons, donne à penser qu’il le ferait. Et ils le connaissent mieux que nous.
— Je… ne le nie pas, répondit-elle, manifestement à contrecœur.
— Tanya, si nous commençons à tirailler, ce que révéleront les archives de la flotte sera le cadet de mes soucis. Les Syndics pourraient se servir de ce prétexte pour reprendre les hostilités. Et tu sais parfaitement comment cette flotte et l’Alliance y réagiront.
— Oui. » Tanya se retourna vers son bureau et s’appuya dessus des deux bras, pliée en deux. « Par mes ancêtres, je suis si fatiguée, Jack. Fatiguée de devoir faire de telles choses. Mais, si je le dois, si c’est ce que cela exige, je me fierai à ton jugement. Tu as eu raison bien plus souvent que moi.
— Que non pas. » Il tendit le bras et effleura très délicatement le sien. Il mourait d’envie de la serrer contre lui, de la prendre dans ses bras, mais c’était impossible. Interdit, tant à l’amiral qu’il était qu’à son commandant de pavillon. À bord de l’Indomptable, ils restaient en service vingt-quatre heures sur vingt-quatre. « Je garde ta solution à l’esprit, Tanya. Mais je ne tiens pas à l’appliquer.
— Toi et ton fichu honneur ! » Cela étant, elle avait parlé sur le ton de l’autodérision en lui adressant un sourire contrit. « Tant qu’à nous montrer honnêtes, tu n’as vraiment pas remarqué que Morgan n’arrêtait pas de te reluquer ?
— Si. » Geary se massa la nuque et fit la grimace. « Et elle m’a fait l’effet de la personne la plus dangereuse qu’il m’ait été donné de voir.
— Exact, là encore. » Son sourire s’élargit. « Il me semble t’avoir au moins appris quelque chose. » Ses mains se portèrent sur les commandes de l’écoutille. « Sortons de cette cabine avant que les ragots ne commencent à se répandre, amiral. »
Geary convoqua les deux émissaires du gouvernement de l’Alliance dans la salle de conférence où il avait reçu Morgan et Malin puis il leur passa un enregistrement de la conversation ; les images des deux officiers de Midway apparurent là où ils s’étaient tenus.
Dès la fin de l’enregistrement, Rione coula vers Geary un regard oblique évoquant désagréablement celui que Tanya lui avait décoché. « C’est un sacré sujet, n’est-ce pas ?
— Vous voulez parler du colonel Morgan ? » Geary fixa Rione en fronçant les sourcils. « Si c’est là l’effet qu’elle provoque chez vous… et chez d’autres, je dois me demander pourquoi on l’a envoyée avec le colonel Malin.
— Oh, c’est aisément explicable. » Rione eut un sourire amusé. « Tout d’abord, vous ne pouviez pas manquer d’être… intrigué, dirons-nous, par ce que le colonel Morgan avait à vous offrir. Vous n’auriez pas été le premier potentat à mordre à ce genre d’hameçon et, si vous étiez tombé dans le panneau, vous leur auriez ouvert toutes sortes de possibilités juteuses. Dont, éventuellement, votre accord à leur proposition dans l’espoir de… comment le formuler ?… de travailler plus intimement avec le colonel Morgan. »
La colère qu’éveilla en lui la dernière tirade de Rione était en bonne partie suscitée par sa conscience d’avoir effectivement nourri une telle pensée, se rendit-il compte non sans une certaine dose de culpabilité. « Je ne ferais jamais…
— Je n’ai pas dit que vous le feriez, amiral. Mais je soupçonne deux autres raisons d’avoir joué un rôle dans sa présence. N’avez-vous pas remarqué que votre capitaine et vous-même avez réagi aussi positivement au colonel Malin que négativement au colonel Morgan. Elle lui servait de faire-valoir.
— Malédiction ! » Geary aurait volontiers contesté ce dernier argument, mais il se rendait compte qu’il recelait une grande part de vérité.
« Ce n’est pas tout. Si je sais encore déchiffrer une gestuelle, ces deux-là se fient à peu près autant l’un à l’autre que nous nous fions à eux. On peut avancer sans grand risque d’erreur que Morgan et Malin se surveillent mutuellement du coin de l’œil. »
L’émissaire Charban dévisageait Rione en affichant la tête d’un homme conscient qu’il lui reste encore beaucoup à apprendre. « Ils continuent d’agir en Syndics, n’est-ce pas ? dit-il. Des dizaines de stratagèmes opérant en même temps, des couches et des couches d’intrigues enchevêtrées et superposées.
— C’est ce qu’ils savent faire, répondit Rione. Et ils sont bons dans ce domaine, du moins si “bon” est le terme adéquat. » Elle tapota quelques touches. « Vous aviez vu cela ? Les senseurs de la salle l’ont capté. »
Sur les images enregistrées des deux colonels, un objet épousant si soigneusement la nuance de sa peau qu’il restait invisible à l’œil nu scintillait à présent à l’un des poignets de Morgan. « C’est quoi ? » demanda Geary.