Rione pianota encore un peu puis se tourna vers ses deux compagnons. « Ce n’est pas une menace, sinon vous en auriez été averti dès son entrée. Mais c’est un enregistreur très sophistiqué. Si je ne m’abuse, son boîtier est également scellé. Ni Morgan ni Malin ne peuvent rien changer à ses réglages.
— On ne leur fait donc pas non plus confiance, conclut Charban.
— Peut-être. C’est certainement destiné à fournir à quelqu’un comme la présidente Iceni un enregistrement de ce qui a été dit et fait ici. Ça pourrait aussi expliquer pourquoi elle a autorisé deux des agents de Drakon à venir vous faire leur proposition. » Rione réfléchit un instant, la tête en appui sur une paume. « Leur plan pourrait réussir.
— Pouvons-nous nous fier à eux pour le mener à bien ?
— À qui ? Drakon et Iceni ou Morgan et Malin ?
— À toutes celles du dessus. » Charban fit un clin d’œil à Geary, qui hocha la tête en reconnaissant la blague. À un moment donné, la flotte avait décidé que les QCM des examens avaient presque toujours une réponse correcte à « toutes celles du dessus ». Bien qu’il fût comme Rione un émissaire du gouvernement, Charban, en sa qualité de général des forces terrestres à la retraite, avait beaucoup plus de points communs avec Geary qu’avec sa proche collègue.
Rione poussa un soupir théâtral. « Drakon et Iceni ne nous les auraient pas envoyés s’ils n’avaient pas confiance en eux. Non. “Confiance” n’est pas le terme qui convient. J’ignore quel est le bon. Il devrait correspondre à une notion purement syndic laissant entendre qu’on s’est déjà fait une religion quant à l’aptitude d’un quidam à vous trahir ou à vous rester loyal. Vous êtes conscient que ça n’aboutira pas sans mes pleines et entières coopération et assistance et celles de l’émissaire Charban, n’est-ce pas ?
— Oui, répondit Geary. J’ai été très surpris de constater que ces colonels, ou plutôt Drakon et Iceni, ne s’en doutaient pas non plus.
— Surpris ? » Rione s’autorisa un petit rire. « Est-ce que ça aurait surpris le capitaine Badaya ?
— Non, parce qu’il est convaincu que…
— Parce qu’il est convaincu que vous contrôlez désormais l’Alliance et que le gouvernement n’est qu’une simple figure de proue chargée de faire appliquer vos ordres. » Elle eut un rictus déplaisant. « Ces ex-Syndics partagent naturellement la même opinion. Qui pourrait bien s’interdire de s’octroyer un tel pouvoir s’il s’offrait à lui ? Vous avez décliné cette occasion, mais Drakon et Iceni présument certainement que vous l’avez saisie au vol. »
Geary détourna les yeux, de nouveau ulcéré. « Très bien. Ils n’ont donc pas imaginé qu’il me faudrait vous en parler pour obtenir votre approbation. Mais c’est ce que je suis en train de faire. Qu’en pensez-vous ?
— Je le préconise, amiral. C’est prendre un gros risque. Ça exige de mettre dans la confidence des gens pour qui tenir parole reste un concept pour le moins élastique. Mais ça résoudra notre problème en même temps que les leurs.
— Intérêt personnel bien compris, avança Charban. Ils tiennent encore plus que nous à ce que ça marche.
— Exactement. Sans doute trouverions-nous nous-mêmes difficile à digérer la perspective de quitter ce système en l’abandonnant à un Boyens nanti d’une puissance de feu supérieure à celle de Midway, mais, pour les gens d’ici, ce serait un désastre pur et simple.
— Très bien, répéta Geary. Je vais transmettre à ce cargo le mot de passe codé donnant mon accord et nous procéderons. En cas d’échec, le prix à payer sera infernal. »
Rione secoua la tête, l’air de nouveau vannée. Elle avait beaucoup vieilli pendant le voyage et faisait à présent dix ans de plus qu’à leur première rencontre. « Il le sera quoi qu’on fasse, affirma-t-elle. Il n’y a pas d’alternative indolore, amiral. Les autorités ont-elles accepté votre proposition de laisser le capitaine Bradamont à Midway en tant qu’officier de liaison de l’Alliance ?
— Oui.
— Parfait. Ça peut servir. Le CECH Boyens va lui-même connaître un petit avant-goût de l’enfer. »
Deux
Le plan proposé par les dirigeants de Midway mettrait environ deux semaines à parvenir à maturité. Deux semaines durant lesquelles la flotte aurait pu reprendre le chemin de la maison. Mais, à consulter la longue liste des réparations encore exigées par bon nombre de ses vaisseaux, Geary s’efforça de mettre à profit ce temps perdu. « Qu’est-il advenu de ces projets de systèmes de réparations entièrement automatisés fondés sur la nanotechnologie ? » demanda-t-il au capitaine Smyth, commandant du vaisseau auxiliaire Tanuki et ingénieur en chef de la flotte.
Smyth fit mine de s’étouffer. « Ce qu’il advient de tous. À ma connaissance, on a procédé au dernier test il y a cinq ans. La deuxième génération de nanos a commencé à s’attaquer aux parties “saines” du vaisseau d’essai, sauf qu’ils avaient été victimes d’un nanocancer et qu’ils se sont mis à se répliquer à tort et à travers et à léser des systèmes critiques. Il n’a fallu que deux jours au système de radoub du vaisseau pour le transformer en épave.
— Le même problème qu’il y a un siècle, constata Geary.
— Et que bien avant. Nous travaillons encore à interdire aux systèmes immunitaires et de réparation de notre propre organisme de s’emballer et de nous tuer plus ou moins rapidement. Et eux ont disposé de je ne sais combien de millions d’années pour s’améliorer.
— Qu’a-t-on fait de ce vaisseau d’essai ?
— Un remorqueur automatisé l’a tracté jusqu’à l’étoile la plus proche, où ils ont plongé tous les deux. Adieu les nanos ! Personne ne voulait prendre le risque de les voir infecter d’autres bâtiments. On pouvait y perdre une flotte tout entière avant même d’avoir compris ce qui se passait.
— Dans quel délai pouvons-nous partir ? s’enquit Geary.
— Aujourd’hui. Ou demain. Ou dans quelques mois. Mes auxiliaires ne peuvent faire que ce qu’ils peuvent, amiral. Certains des dommages infligés à nos vaisseaux exigeraient une station de radoub. Plus nous passerons de temps ici, plus l’état de nos bâtiments s’améliorera, mais nous n’arriverons jamais à cent pour cent avant notre retour au bercail. » Smyth arqua un sourcil interrogateur. « Vous attendez-vous à ce que nous livrions d’autres combats d’ici là ?
— Je n’en ai aucune idée. J’espère que non, mais je n’en sais rien. Nous trimballons le plus gros aimant à danger de toute la région de l’espace colonisée par l’homme.
— Ah, oui ! L’Invulnérable ! » Smyth semblait tout à la fois malheureux et émoustillé. « Vous êtes monté à son bord ? Ce bâtiment recèle tant d’énigmes. J’aimerais que nous puissions les creuser davantage.
— Nous ne pouvons pas courir ce risque, capitaine.
— Je pourrais isoler un élément afin d’essayer d’au moins découvrir comment il fonctionne, plaida Smyth. Mes gens y travailleront sur leur temps de loisir. Ils crèvent d’envie de mettre la main sur le matériel des Bofs.
— Faites-moi parvenir votre proposition et j’y réfléchirai », concéda Geary à contrecœur.
Êtes-vous monté à son bord ? Non, il ne l’avait pas fait. L’occasion de visiter une construction véritablement extraterrestre, de voir de mes yeux le travail de mains intelligentes non humaines s’est offerte à moi, et je n’ai vu de ce supercuirassé que les images prises durant sa capture par les nombreux fusiliers.
Une fois l’Invulnérable ramené chez nous, il y a de fortes chances qu’il soit complètement isolé et que son accès ne soit autorisé qu’aux seuls chercheurs de haut niveau, vraisemblablement loin de tout système stellaire qu’il me sera donné de visiter.